Publié en septembre 2025 | FJH n°062 , p.285
Preuve Expertise Responsabilité pour faute Dossier médical Destruction
Voir également :RÉSUMÉ
L'incapacité d'un établissement de santé à communiquer aux experts judiciaires l'intégralité d'un dossier médical en raison de sa destruction n'est pas, en tant que telle, de nature à établir l'existence de manquements fautifs dans la prise en charge du patient.
I – LE TEXTE DE L’ARRÊT
1. M. B… C… a été hospitalisé au centre hospitalier Saint-Éloi, relevant désormais du centre hospitalier universitaire de Montpellier (Hérault), du 30 mars au 2 avril 1988, puis dans le service de chirurgie de cet établissement du 4 au 19 avril 1988. Au cours de ce séjour, il a subi le 7 avril 1988 une exérèse bi-segmentaire pour l'ablation d'une tumeur bénigne au foie par voie sous costale droite élargie. Il indique avoir par la suite ressenti une gêne douloureuse au niveau abdominal, en particulier après l'effort. Le 26 janvier 2010, son médecin traitant lui a prescrit un bilan biologique et une échographie abdominale et pelvienne, laquelle n'a permis de déceler aucune anomalie. Le 13 juin 2014, une nouvelle échographie a été réalisée et a permis d'identifier la présence d'une masse du flanc droit avasculaire d'échostructure hétérogène mixte bien circonscrite, nécessitant d'autres investigations. Un examen tomodensitométrique abdomino-pelvien a alors été réalisé le 20 juin 2014 par le docteur…, lequel a conclu à la présence d'une masse de 60 millimètres de diamètre de densité tissulaire, non réhaussée après injection au niveau du flanc droit calcifiée en périphérie d'allure cicatricielle, et d'un nodule de 20 millimètres de diamètre intra-parenchymateux hépatique sans caractère hypervasculaire suspecte ni remaniement nécrotique dont les caractéristiques faisaient suspecter en première hypothèse une formation angiomateuse. Puis, le 3 juillet 2014, un examen d'imagerie par résonance magnétique a été réalisé et a décelé l'existence d'une masse sous-hépatique intra-abdominale située au sein du mésentère, amorphe mais tissulaire, mesurant 6 centimètres de diamètre, pouvant évoquer soit un hématome ancien, soit un textilome. Le 22 juillet 2014, M. C… a été hospitalisé à la Nouvelle clinique Bonnefon, à Alès, où il a subi une intervention concernant la masse détectée le 3 juillet 2014. Au cours de cette intervention, un corps étranger enkysté, à savoir une compresse mesurant 10 centimètres de long et 5 centimètres de large, a été retrouvé en arrière de la paroi abdominale antérieure et a été extrait. Par une ordonnance n° 1404873 du 5 janvier 2015, le juge des référés du tribunal administratif de Montpellier, saisi par M. C…, a ordonné la réalisation d'une expertise médicale confiée au professeur…, lequel a remis son rapport le 30 mars 2015. Le 10 janvier 2020, M. C…, son épouse, Mme A… épouse C…, et leurs deux enfants, F… et D… C…, ont adressé au centre hospitalier de Saint-Éloi, relevant désormais du centre hospitalier universitaire de Montpellier, une demande indemnitaire préalable, laquelle a été implicitement rejetée. Les consorts C… relèvent appel du jugement du 6 mars 2023 par lequel le tribunal administratif de Montpellier a rejeté leur demande tendant à la condamnation du centre hospitalier universitaire de Montpellier à réparer les préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait de l'oubli dans la paroi abdominale de M. C… de la compresse, retirée le 22 juillet 2014, qu'ils imputent à l'opération réalisée au sein de cet établissement le 7 avril 1988.
Sur la responsabilité du centre hospitalier universitaire de Montpellier :
2. Aux termes de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : « I- Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. (...) »
3. Par ailleurs, aux termes de l'article R. 1112-2 du code de la santé publique : « Un dossier médical est constitué pour chaque patient hospitalisé dans un établissement de santé public ou privé. (...) ». Aux termes de l'article R. 1112-7 du même code : « Les informations concernant la santé des patients sont soit conservées au sein des établissements de santé qui les ont constituées, soit déposées par ces établissements auprès d'un hébergeur (...) / Le dossier médical mentionné à l'article R. 1112-2 est conservé pendant une durée de vingt ans à compter de la date du dernier séjour de son titulaire dans l'établissement ou de la dernière consultation externe en son sein. (...) Ces délais sont suspendus par l'introduction de tout recours gracieux ou contentieux tendant à mettre en cause la responsabilité médicale de l'établissement de santé ou de professionnels de santé à raison de leurs interventions au sein de l'établissement. / À l’issue du délai de conservation mentionné à l'alinéa précédent (...) le dossier médical peut être éliminé. La décision d'élimination est prise par le directeur de l'établissement après avis du médecin responsable de l'information médicale. Dans les établissements publics de santé (...), cette élimination est en outre subordonnée au visa de l'administration des archives, qui détermine ceux de ces dossiers dont elle entend assurer la conservation indéfinie pour des raisons d'intérêt scientifique, statistique ou historique. »
4. L'incapacité d'un établissement de santé à communiquer aux experts judiciaires l'intégralité d'un dossier médical n'est pas, en tant que telle, de nature à établir l'existence de manquements fautifs dans la prise en charge du patient. Il appartient en revanche au juge de tenir compte de ce que le dossier médical est incomplet dans l'appréciation portée sur les éléments qui lui sont soumis pour apprécier l'existence des fautes reprochées à l'établissement dans la prise en charge du patient.
5. En premier lieu, les consorts C… soutiennent que la responsabilité pour faute du centre hospitalier universitaire de Montpellier est engagée du fait de l'oubli d'une compresse dans la paroi abdominale de M. C… au cours de l'intervention réalisée le 7 avril 1988. Ils se prévalent à ce titre du rapport d'expertise médicale réalisée par le professeur…, lequel a conclu à l'existence d'une telle faute, et font valoir que M. C… n'a subi aucune intervention au niveau abdominal entre cette intervention et celle pratiquée le 22 juillet 2014, ayant permis l'extraction de cette compresse oubliée. Toutefois, il résulte de l'instruction que si cet expert a conclu à l'existence d'une telle faute, il ne s'est pas vu communiquer le dossier médical de M. C… se rapportant à l'intervention chirurgicale du 7 avril 1988, que le centre hospitalier universitaire de Montpellier lui a indiqué par courrier du 21 janvier 2015 avoir détruit conformément au décret du 4 janvier 2006 ayant créé les dispositions précitées de l'article R. 1112-7 du code de la santé publique. De plus, cet expert a retenu l'existence de l'oubli d'une compresse au cours de l'intervention du 7 avril 1988, constitutive d'une faute, en se fondant exclusivement sur la circonstance selon laquelle M. C… n'avait subi aucune autre laparotomie antérieurement ou postérieurement à celle réalisée en avril 1988, de sorte que la compresse découverte en 2014 n'avait pu être oubliée qu'au cours de cette intervention. Toutefois, cet expert, qui indique expressément s'être fondé sur les seules déclarations de l'intéressé, ne s'est vu communiquer aucun élément concernant les antécédents chirurgicaux de M. C…, alors qu'il résulte de l'instruction qu'il a subi au moins une autre intervention chirurgicale en 1987. Par ailleurs, M. C…, qui soutient avoir ressenti une sensation de gêne et des épisodes douloureux au niveau abdominal, en particulier après l'effort, rapidement après l'intervention du 7 avril 1988, ne l'établit pas, la plus ancienne pièce médicale faisant état de ces douleurs étant datée du 26 janvier 2010, alors qu'il indique pourtant que son état de santé s'est dégradé au point de le contraindre à fermer son commerce d'armurerie le 30 juin 2004. En outre, le certificat médical établi le 6 mars 1989 par le docteur…, ayant pratiqué l'intervention chirurgicale litigieuse, mentionne que M. C… présentait alors un « état de santé normal, sans aucune séquelle chirurgicale, et sous réserve, pour l'avenir du fait de son opération ». Enfin, il résulte de l'instruction que l'échographie abdominale et pelvienne réalisée le 29 janvier 2010 s'est avérée normale, l'expert ayant à ce titre indiqué qu'il était « surprenant que [cet] examen échographique effectué en 2010 n'a[it] pas suspecté la tuméfaction (...) et que l'exploration radiologique se soit arrêtée là ». Dans ces conditions, la faute médicale du centre hospitalier universitaire de Montpellier, consistant en l'oubli d'une compresse au cours de l'intervention du 7 avril 1988, n'est pas établie. Par suite, la responsabilité pour faute de cet établissement ne saurait être engagée à ce titre.
6. En second lieu, si les consorts C… soutiennent que la responsabilité du centre hospitalier universitaire de Montpellier est engagée au seul titre de la destruction du dossier médical de M. C…, il résulte de ce qui a été dit au point 4 du présent arrêt que l'incapacité de cet établissement public de santé à communiquer le dossier médical de M. C… n'est pas, en tant que telle, de nature à engager sa responsabilité. Au surplus, il résulte de l'instruction que lorsque M. C… a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Montpellier d'une requête en référé-expertise, le 22 octobre 2014, le délai de conservation du dossier médical de vingt ans prévu par les dispositions précitées de l'article R. 1112-7 du code de la santé publique avait expiré depuis plusieurs années, dès lors qu'il résulte de l'instruction que la dernière consultation de M. C… au centre hospitalier universitaire de Montpellier est intervenue au plus tard le 6 mars 1989.
7. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'ordonner une nouvelle expertise médicale et de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée par le centre hospitalier universitaire de Montpellier, que les consorts C… ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Montpellier a rejeté leur demande.
Sur les frais liés au litige :
8. D'une part, en application des dispositions de l'article R. 761-1 du code de justice administrative, les frais et honoraires de l'expertise médicale réalisée par le professeur…, taxés et liquidés à la somme de 1 533,74 euros par une ordonnance de la présidente du tribunal administratif de Montpellier du 8 avril 2015, sont laissés à la charge définitive de M. B… C…
9. D'autre part, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge du centre hospitalier universitaire de Montpellier, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, le versement des sommes que les consorts C… demandent au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête des consorts C… est rejetée.
Article 2 : Les frais d'expertise taxés et liquidés à la somme de 1 533,74 euros sont laissés à la charge définitive de M. B… C…
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. B… C…, représentant unique des consorts C…, au centre hospitalier universitaire de Montpellier et à la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme.
CAA de Toulouse, 1er juillet 2025, n° 23TL01002
II – COMMENTAIRE
L'arrêt rendu le 1er juillet 2025 par la Cour administrative d'appel de Toulouse soulève plusieurs problématiques de droit de la responsabilité hospitalière pour faute, de gestion des archives médicales et de preuve du lien de causalité.
En l’espèce, M. B. C. et consorts tendent à engager la responsabilité du centre hospitalier universitaire (CHU) de Montpellier à raison d'une faute médicale qu’ils estimaient imputable à une intervention chirurgicale datant du 7 avril 1988, lors de laquelle une compresse aurait été oubliée.
Cette compresse a été retirée en 2014, après qu’une nouvelle échographie ait mis en évidence une masse.
Pour pouvoir engager la responsabilité du CHU, les requérants devaient démontrer une faute conformément à l’article L. 1142-1 du code de la santé publique (oubli d’une compresse).
Pour ce faire, le recours à l’expertise est crucial mais, au cas jugé, une difficulté supplémentaire s’ajoutait : la destruction du dossier médical de M. B… C…
L’expert a établi son rapport principalement sur les dires de M. B… C…, l’absence d’interventions chirurgicales antérieures et postérieures, ainsi que sur des éléments médicaux qui n’ont pas permis de relier la compresse oubliée à l’intervention pratiquée en 1988, notamment une échographie abdominale et pelvienne réalisée le 29 janvier 2010 qui s'est avérée normale.
Ces éléments amènent la cour à rejeter la requête. En l’absence de preuve médicale directe ou de constance dans les symptômes post-opératoires – les premières douleurs abdominales étant objectivées seulement en 2010 – la cour juge que la faute n’est pas démontrée avec une certitude suffisante. Le certificat médical établi en 1989 attestait d’un état de santé « normal » sans séquelles, ce qui contredit l’idée d’un oubli fautif qui aurait immédiatement causé des douleurs. Enfin, les juges constatent que d’autres interventions antérieures à 1988 ont pu avoir lieu, ce qui, malgré le défaut d’archives, empêche de conclure à l’exclusivité du geste opératoire du 7 avril 1988 comme origine du textilome.
L’autre intérêt de l’arrêt est de se prononcer sur la destruction du dossier médical ; les requérants arguaient de l’absence de communication. La cour écarte l’argument, considérant que la destruction du dossier était conforme à la réglementation et intervenue après expiration du délai légal de conservation, sans qu’un recours contentieux ou gracieux ait été initié pendant ce laps de temps susceptible de le suspendre. L’argument tiré d’une mauvaise gestion des archives médicales n’est donc pas retenu.
Le jugement de première instance est confirmé et les demandes indemnitaires rejetées.
Cet arrêt illustre rigoureusement les exigences de la charge de la preuve en matière de responsabilité médicale pour faute. Il rappelle que, même en présence d’un préjudice objectivement constaté – ici, la découverte d’un corps étranger – le lien avec une faute précise imputable à un établissement public de santé doit être établi par des preuves médicales concordantes et contemporaines des faits. L’incertitude, surtout lorsqu'elle résulte du temps écoulé et de l'absence de documentation, ne peut suffire à engager la responsabilité publique. Il souligne aussi la portée juridique du régime d’archivage des dossiers médicaux et la prudence nécessaire dans les actions intentées très longtemps après les faits.