Le droit d’alerte et de retrait ne peut être du seul discernement de l’agent concerné ; il appartient au directeur d’apprécier si la situation au travail présentait un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, sans avoir à demander l’avis du CHSCT

  • Cour administrative d'appel Bordeaux Dame C… D… c/ Centre hospitalier de Montéran 20/10/2015 - Requête(s) : 13BX02545

I - LE TEXTE DE L'ARRÊT


1. Mme D…, praticien hospitalier spécialisé en psychiatrie, a été nommée, par arrêté du 9 mars 2009 du directeur général du Centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière, au centre hospitalier de Montéran à Saint-Claude, pour y servir au pôle de psychiatrie légale. Elle a signé à cet effet, le 14 avril 2009, un contrat de poste à recrutement prioritaire d'une durée de cinq ans et un contrat d'engagement de service public exclusif d'une durée de trois ans. Par lettres du 21 septembre et du 13 octobre 2009, elle s'est plainte auprès de la direction de l'établissement des conditions dans lesquelles elle exerçait ses fonctions. Après intervention de diverses instances de l'établissement, une mutation interne de Mme D… ou son placement en recherche d'affectation au Centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière ont été envisagés sans qu'il y ait été donné suite. Se prévalant des rapports du 14 avril 2010 et du 21 avril 2011 du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), Mme D… a demandé le bénéfice de la protection fonctionnelle et, par courrier du 3 juin 2011, informé la direction de l'établissement de ce qu'elle entendait faire usage de son droit de retrait de son poste. Le directeur du centre hospitalier de Montéran a estimé que les conditions d'un retrait de poste n'étaient pas remplies et a suspendu le versement de son traitement, par lettre du 8 août 2011 et par arrêté du 9 août 2011. Après avoir obtenu, par ordonnance du 24 octobre 2011 du juge des référés du tribunal administratif de Basse-Terre la suspension de l'exécution de ces décisions, malgré les conclusions de l'enquête de l'agence régionale de santé (ARS) de Guadeloupe, Saint-Martin, Saint-Barthélemy, malgré le départ du médecin, chef du pôle, auquel était imputée une partie des difficultés qu'elle rencontrait et en l'absence de précisions de la direction sur d'éventuelles modifications du fonctionnement du service, Mme D… a maintenu son retrait. Après avoir été mise en demeure de rejoindre son poste, elle a été radiée des cadres pour abandon de poste par arrêté du 24 octobre 2012 du directeur général du Centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière. Elle a demandé au tribunal administratif de Basse-Terre de prononcer la résiliation de son contrat aux torts exclusifs du centre hospitalier de Montéran, puis de constater la rupture abusive de son contrat et de condamner l'établissement à lui verser diverses indemnités, ainsi que d'annuler la décision du directeur du centre hospitalier suspendant le versement de son traitement. Mme D… relève appel du jugement du 21 décembre 2012 du tribunal administratif de Basse-Terre, qui a rejeté ses demandes.


Sur la décision de suspension du versement de la rémunération de Mme D… :


En ce qui concerne l'exercice du droit d'alerte et de retrait :


2. Les articles L. 4131-1 à L. 4131-4 du Code du travail, relatifs au droit d'alerte et de retrait, sont applicables aux établissements publics de santé en vertu du 3° de l'article L. 4111-1 de ce code. Ainsi, Mme D… ne pouvait pas et ne peut pas invoquer l'article 5-6 du décret n° 82-453 du 28 mai 1982 relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu'à la prévention médicale dans la fonction publique, qui ne concerne pas le droit de retrait des agents des établissements publics de santé.


3. Toutefois, elle peut être regardée comme ayant entendu se prévaloir des articles L. 4131-1 à L. 4131-4 du Code du travail, ayant le même objet. Selon ces articles, lorsqu'il a un motif raisonnable de penser que sa situation de travail présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ou en cas de défectuosité dans les systèmes de protection, le travailleur alerte l'employeur et peut se retirer de cette situation. Le travailleur, qui a fait usage de son droit de retrait, ne peut pas être obligé à reprendre son activité dans la même situation de travail et ne peut faire l'objet d'aucune sanction ni d'aucune retenue de salaire tant que persiste un danger grave et imminent. Enfin, les représentants du personnel au CHSCT et ce comité peuvent intervenir dans les conditions fixées aux articles L. 4132-1 à L. 4132-5 du Code du travail, également applicables aux établissements publics de santé, notamment pour alerter l'employeur, pour effectuer une enquête conjointement avec celui-ci ou pour saisir l'inspecteur du travail.


4. Contrairement à ce que soutient Mme D…, il appartenait au directeur du centre hospitalier d'apprécier si sa situation de travail présentait un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, sans avoir à demander l'avis du CHSCT, sans être tenu par les termes des rapports du 14 avril 2010 et du 21 avril 2011 de ce comité, qui, au demeurant et contrairement à ce qui est soutenu, ne constataient pas l'existence d'un tel danger et sans attendre les résultats d'une enquête de l'ARS.


5. Même en supposant que le bénéfice de la protection fonctionnelle, prévue à l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, aurait été refusé à tort à Mme D…, il n'en résulterait pas pour autant une défectuosité dans les systèmes de protection des travailleurs au sens des articles susmentionnés du Code du travail.


6. En estimant que les souffrances psychologiques subies par Mme D… du fait des conditions dans lesquelles elle exerçait ses fonctions au mois de juin 2011 et, à plus forte raison, après le départ de son chef de service, n'étaient pas de nature à caractériser un motif raisonnable de penser que sa situation de travail présentait un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, le directeur du centre hospitalier de Montéran ne s'est pas fondé sur une appréciation erronée de cette situation.


7. Dans ces conditions, Mme D… n'est pas fondée à soutenir que la suspension du versement de ses rémunérations est contraire aux dispositions du Code du travail s'opposant à ce qu'un travailleur qui a fait un usage justifié de son droit de retrait puisse faire l'objet d'une retenue de salaire.


En ce qui concerne l'absence de service fait :


8. En vertu de l'article 20 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, l'absence de service fait s'oppose au versement de son traitement à un fonctionnaire. Toutefois, l'administration ne peut légalement opposer l'absence de service fait à un agent public lorsque cette circonstance ne lui est pas imputable et résulte au contraire d'une faute de l'administration, que ce soit par méconnaissance de son obligation de placer les agents en situation régulière, ou en raison d'obstacles matériels mis au bon accomplissement des fonctions.


9. Mme D… soutient qu'elle a été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral, contraires à l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires. Elle indique qu'elle n'avait plus la disposition d'un bureau personnel ni d'autres moyens matériels d'exercer sa mission, que la maîtrise de l'organisation des consultations des patients lui a été retirée, que son autorité sur le personnel soignant a été sapée et que le nombre de patients dont elle assurait l'accompagnement ainsi que la nature de ses interventions auprès des patients n'ont pas cessé d'être amoindris. Il ressort des pièces du dossier que Mme D… a dû partager un bureau avec d'autres médecins, s'est heurtée à un refus de suivre une formation et n'a plus été admise à effectuer des astreintes. Si ses relations avec sa hiérarchie et l'équipe soignante ou avec des agents de l'administration pénitentiaire avec lesquels elle devait exercer ses fonctions ont été source de difficultés dans l'exercice de celles-ci, son propre comportement ne leur a pas été étranger. Dans ces conditions et sans qu'il soit besoin de rechercher si elle a été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral, Mme D… ne peut pas être regardée comme ayant été empêchée d'accomplir son service en raison d'obstacles matériels mis au bon accomplissement de ses fonctions par l'administration.


10. Dans ces conditions, le versement des rémunérations de Mme D… pouvait être suspendu, les agissements qu'elle impute à l'administration ne pouvant pas être regardés comme l'ayant privée des moyens d'accomplir son service. Mme D… n'est, dès lors, pas fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Basse-Terre a rejeté sa demande d'annulation de la décision suspendant ce versement.


Sur les demandes d'indemnités :


11. Mme D… ne conteste pas le jugement du 21 décembre 2012 du tribunal administratif de Basse-Terre en tant qu'il a considéré que, dans le dernier état de ses écritures, elle ne demandait plus que la réparation des préjudices résultant, d'une part, de l'illégalité de la mesure de suspension de ses rémunérations dont elle avait fait l'objet, d'autre part, des agissements constitutifs de harcèlement moral dont elle soutenait avoir été victime et, enfin, de la privation de certaines sommes.


12. Comme il a été dit précédemment, la décision de suspendre le versement de sa rémunération à Mme D… n'est pas illégale. Elle n'est donc pas fondée à soutenir que c'est à tort que le jugement du 21 décembre 2012 du tribunal administratif de Basse-Terre a rejeté sa demande de condamnation du centre hospitalier de Montéran à lui verser des sommes correspondant aux traitements et aux diverses indemnités qu'elle aurait pu percevoir après le 1er août 2011, date de prise d'effet de la suspension du versement de sa rémunération.


13. Il n'est pas contesté, ainsi qu'il est dit au point 9, que Mme D… a rencontré, notamment du fait de relations conflictuelles avec son chef de service, des difficultés dans l'exercice de ses fonctions au pôle de psychiatrie légale du centre hospitalier de Montéran et que ses responsabilités ont été réduites. En particulier, elle n'a plus été admise à effectuer d'astreintes. Toutefois, ainsi que le relèvent à juste titre les points 10 à 15 du jugement du 21 décembre 2012 du tribunal administratif de Basse-Terre, elle n'a pas été privée de l'exercice de l'essentiel de ses fonctions, son propre comportement est également à l'origine de la dégradation de ses conditions de travail, l'administration du centre hospitalier n'est pas restée passive et a, au contraire, demandé des enquêtes et des avis, notamment au CHSCT et à l'ARS et a proposé une mutation interne et, enfin, son éviction des astreintes était justifiée par les nécessités du service. Mme D… ne peut donc pas être regardée comme ayant été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral. Il s'ensuit qu'elle n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif a refusé de lui accorder une indemnité en réparation de son préjudice résultant du harcèlement moral et en compensation de l'absence d'astreintes.


14. Le jugement du 21 décembre 2012 du tribunal administratif de Basse-Terre a relevé que Mme D… ne pouvait pas prétendre au bénéfice d'une « prime multi-sites », dès lors que les conditions fixées par l'arrêté du 17 octobre 2001 relatif à l'activité exercée dans plusieurs établissements par différentes catégories de personnels médicaux, odontologistes et pharmaceutiques n'étaient pas remplies. Elle n'apporte aucun élément de nature à remettre en cause le jugement sur ce point. En revanche, elle soutient que c'est à tort que ce jugement a estimé qu'elle n'apportait aucun élément permettant d'apprécier le bien-fondé de sa demande de remboursement de frais de déplacements. Si elle avait produit un état de frais de déplacements, relatif à des trajets depuis et vers sa résidence familiale en mai et novembre 2010, ils n'étaient accompagnés d'aucune précision sur leur objet, ni sur les raisons pour lesquelles le remboursement des frais correspondants aurait été refusé, à supposer qu'elle l'eût demandé. C'est donc à juste titre que le jugement du 21 décembre 2012 du tribunal administratif de Basse-Terre a également rejeté sa demande sur ce point.


15. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée à la requête, Mme D… n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué du 21 décembre 2012, le tribunal administratif de Basse-Terre a rejeté sa demande. Par voie de conséquence, ses conclusions tendant à la condamnation du centre hospitalier de Montéran à lui verser une somme quelconque en application des articles L. 761-1 du Code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 ne peuvent qu'être rejetées.


DÉCIDE


Article 1er : La requête de Mme D… est rejetée.


Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme C… D… et au centre hospitalier de Montéran.


CAA Bordeaux, Dame C… D… c/ Centre hospitalier de Montéran, 20 octobre 2015, n° 13BX02545



II - LE TEXTE CITÉ EN RÉFÉRENCE


Articles L. 4131-1 à L. 4131-4 du Code du travail


Articles L. 4131-1

Le travailleur alerte immédiatement l'employeur de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu'elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu'il constate dans les systèmes de protection.

Il peut se retirer d'une telle situation.

L'employeur ne peut demander au travailleur qui a fait usage de son droit de retrait de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent résultant notamment d'une défectuosité du système de protection.


Article L. 4131-2

Le représentant du personnel au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, qui constate qu'il existe une cause de danger grave et imminent, notamment par l'intermédiaire d'un travailleur, en alerte immédiatement l'employeur selon la procédure prévue au premier alinéa de l'article L. 4132-2.


Article L. 4131-3

Aucune sanction, aucune retenue de salaire ne peut être prise à l'encontre d'un travailleur ou d'un groupe de travailleurs qui se sont retirés d'une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu'elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou pour la santé de chacun d'eux.


Article L. 4131-4

Le bénéfice de la faute inexcusable de l'employeur prévue à l'article L. 452-1 du Code de la sécurité sociale est de droit pour le ou les travailleurs qui seraient victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle alors qu'eux-mêmes ou un représentant du personnel au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail avaient signalé à l'employeur le risque qui s'est matérialisé.



III - COMMENTAIRE


Se prévalant des rapports du CHSCT, la requérante, praticien hospitalier au centre hospitalier de Montéran, a fait usage de son droit de retrait du poste qu'elle occupait. Le directeur du centre hospitalier, ayant estimé que les conditions n'étaient pas remplies, a suspendu le versement du traitement de l'intéressée. Ce praticien hospitalier a obtenu du tribunal administratif la suspension de l'exécution de la décision directorale, mais n'a pas repris son poste malgré le départ du chef de pôle auquel était imputée une partie des difficultés rencontrées. À la suite d'une mise en demeure de rejoindre son poste à laquelle elle n'a pas donné suite, le praticien hospitalier fut radié des cadres par le directeur général du Centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des directeurs d'hôpitaux.


Les moyens de la requérante portent, devant la cour administrative d'appel de Bordeaux, sur les souffrances psychologiques infligées de la part de son chef de pôle qui caractérisaient un danger grave ou imminent pour sa vie ou sa santé. Ce dispositif de retrait est issu de la loi du 23 décembre 1982 relative au CHSCT.


Le juge rappelle qu'il appartient au directeur chef d'établissement d'apprécier si les faits avancés par l'agent sollicitant le droit à retrait étaient de nature à présenter un danger grave et imminent mettant en cause soit la vie soit la santé de l'intéressé. C'est au CHSCT, sollicité par la suite dans les délais les plus brefs possible, de donner son avis qui, en cas de désaccord avec la décision du directeur, doit être élevé devant l'inspecteur du travail qui tranchera en dernier ressort, laissant ensuite les parties concernées, si elles sont encore en désaccord, de saisir le juge administratif.


Rappelons que si la loi autorise l'agent à se retirer sur le champ d'une situation mettant en danger grave et imminent sa santé ou sa vie, il ne peut refuser de reprendre le travail si le chef d'établissement le lui impose, laissant alors au CHSCT son appréciation. En outre, un agent ne peut se retirer de son poste de travail, y compris en cas de danger grave et imminent, si son retrait met en danger la vie d'un patient. Les recours devant le CHSCT puis devant l'inspecteur du travail et devant un tribunal administratif, ne sont pas suspensifs de la reprise du travail de la personne qui se considère en danger grave et imminent, et que le directeur conteste.


Le droit de retrait est suffisamment fort pour ne pas être utilisé sans discernement ; ici manifestement, le praticien hospitalier concerné ne pouvait valablement considérer que les désaccords, fussent-ils violents, avec son chef de pôle, mettaient en péril grave sa santé et a fortiori sa vie. Cela aurait pu être le cas si le danger avait été formulé par un patient. Là encore, les soignants doivent faire face à ce type de menace, heureusement très rare et en général inattendue.

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