La reprise par un hôpital d’une activité chirurgicale d’une clinique privée oblige l’hôpital à reprendre la rémunération antérieure dont bénéficient les agents

  • Cour administrative d'appel Nantes Mme E… 18/05/2018 - Requête(s) : 16NT03080

Résumé

L'hôpital repreneur d'une activité chirurgicale d'une clinique privée doit reprendre les salariés avec leur rémunération antérieure sauf si cette dernière est excessive par rapport aux règles de la fonction publique hospitalière ou aux règles le cas échéant fixées au sein de l'hôpital.

I – LE TEXTE DE L'ARRÊT

1. Considérant que Mme E…, née en 1963, était salariée de la polyclinique Montbareil à Guingamp (Finistère) devenue polyclinique d'Armor et d'Argoat, lorsque cet établissement a été placé en liquidation judiciaire et son activité chirurgicale reprise par le centre hospitalier de Guingamp à compter de décembre 2008 ; que dans ce cadre Mme E… s'est vue proposer un contrat de droit public à durée indéterminée en vertu des dispositions de l'article L. 1224-3 du Code du travail ; qu'ayant alors subi une perte de salaire et constaté qu'une de ses collègues percevait un traitement supérieur au sien, Mme E… a saisi son employeur le 20 janvier 2014 d'une demande indemnitaire tendant à obtenir réparation des préjudices qu'elle estimait avoir subis de ce fait, demande implicitement rejetée ; qu'elle relève appel du jugement du 23 juin 2016 par lequel le tribunal administratif de Rennes a rejeté ses conclusions indemnitaires tendant à la condamnation du centre hospitalier de Guingamp à l'indemniser de ces mêmes préjudices ;

Sur les conclusions indemnitaires :

En ce qui concerne la faute du centre hospitalier de Guingamp :

2. Considérant qu'aux termes de l'article L. 1224-3 du Code du travail, dans sa version alors en vigueur : « Lorsque l'activité d'une entité économique employant des salariés de droit privé est, par transfert de cette entité, reprise par une personne publique dans le cadre d'un service public administratif, il appartient à cette personne publique de proposer à ces salariés un contrat de droit public, à durée déterminée ou indéterminée selon la nature du contrat dont ils sont titulaires. / Sauf disposition légale ou conditions générales de rémunération et d'emploi des agents non titulaires de la personne publique contraires, le contrat qu'elle propose reprend les clauses substantielles du contrat dont les salariés sont titulaires, en particulier celles qui concernent la rémunération. […] » ;

3. Considérant, d'une part, que Mme E… soutient qu'il a été fait une application de ces dispositions contraire au principe d'égalité entre agents publics lors de la reprise de son contrat de travail par le centre hospitalier de Guingamp en décembre 2008 dès lors qu'une de ses collègues occupant des fonctions équivalentes s'est vue proposer une rémunération supérieure au titre de son nouveau contrat de travail ; qu'il résulte toutefois de l'instruction que les postes occupés par Mme E… et sa collègue au sein de la polyclinique d'Armor et d'Argoat étaient différents, la requérante étant alors employé administratif alors que sa collègue, qui bénéficiait au demeurant d'une ancienneté de quatre ans supérieure, était comptable, à un niveau de compétences et de responsabilités plus important ; que cette différence a pu justifier que la requérante soit intégrée dans les effectifs du centre hospitalier de Guingamp au 6e échelon du grade d'adjoint administratif hospitalier, sa collègue l'étant au 7e échelon ; que peu importe à cet égard la circonstance selon laquelle la collègue de Mme E… aurait bénéficié de conditions de rémunération plus avantageuses que cette dernière dans le cadre de son contrat de droit privé, avant sa reprise par l'établissement hospitalier ; que, par suite, Mme E… n'est pas fondée à se prévaloir de la méconnaissance du principe d'égalité entre agents publics, qui n'a vocation à s'appliquer qu'aux agents placés dans la même situation ;

4. Considérant, d'autre part, que les dispositions de l'article L. 1224-3 du Code du travail citées au point 3 ne permettent pas à la personne publique de proposer aux intéressés une rémunération inférieure à celle dont ils bénéficiaient auparavant au seul motif que celle-ci dépasserait, à niveaux de responsabilité et de qualification équivalents, celle des agents en fonction dans l'organisme d'accueil à la date du transfert ; qu'en revanche, elles font obstacle à ce que soient reprises, dans le contrat de droit public proposé au salarié transféré, des clauses impliquant une rémunération dont le niveau, même corrigé de l'ancienneté, excéderait manifestement celui que prévoient les règles générales que la personne publique a, le cas échéant, fixées pour la rémunération de ses agents non titulaires ; qu'en l'absence de telles règles au sein de l'organisme public, la reprise de la rémunération antérieure n'est, en tout état de cause, légalement possible que si elle peut être regardée comme n'excédant pas manifestement la rémunération que, dans le droit commun, il appartiendrait à l'autorité administrative compétente de fixer, sous le contrôle du juge, en tenant compte, notamment, des fonctions occupées par l'agent non titulaire, de sa qualification et de la rémunération des agents de l'État de qualification équivalente exerçant des fonctions analogues ; qu'à cette fin, la rémunération antérieure et la rémunération proposée doivent être comparées en prenant en considération les primes éventuellement accordées à l'agent et liées à l'exercice normal de ses fonctions, dans le cadre de son ancien comme de son nouveau contrat ;

5. Considérant qu'il résulte de l'instruction qu'au titre du mois de novembre 2008, la polyclinique d'Armor et d'Argoat a versé à Mme E… une rémunération composée d'un salaire brut de base et d'une prime temporaire pour un montant total de 1 515,24 euros et d'un « complément d'établissement » de 275,93 euros ; que le contrat de travail ensuite conclu par la requérante avec le centre hospitalier de Guingamp comprend un traitement brut de 1 515,76 euros ; que si l'établissement hospitalier en déduit ainsi que Mme E… a vu les clauses substantielles de son contrat de travail initial reprises en termes de montant de son salaire brut, il n'en reste pas moins que la requérante a perdu le bénéfice de la prime de complément d'établissement que lui versait son précédent employeur ; qu'en faisant valoir que ce complément résultait d'un accord collectif conclu au sein de la polyclinique d'Armor et d'Argoat concernant certains de ses salariés et que cette prime n'avait, par suite, pas vocation à être versée à la requérante dans le cadre de son nouveau contrat de travail, le centre hospitalier de Guingamp n'établit pas qu'il ne pouvait légalement accorder à Mme E… une rémunération équivalente à celle qu'elle percevait en tant que salarié de cette polyclinique du fait que cette rémunération aurait été manifestement excessive au regard des règles applicables en son sein ou en celui de la fonction publique hospitalière ; que, dans ces conditions, le centre hospitalier de Guingamp a manqué aux obligations résultant pour lui des dispositions citées au point 3 de l'article L. 1224-3 du Code du travail et, par suite, commis une faute de nature à engager sa responsabilité à l'égard de Mme E… ;

6. Considérant qu'il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner la régularité du jugement attaqué, que Mme E… est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande indemnitaire ; que ce jugement doit, par suite, être annulé ;

En ce qui concerne les préjudices de Mme E... :

7. Considérant, d'une part, qu'il résulte de l'instruction que pour la période courant du 1er janvier 2009 au 18 mai 2018, date de lecture du présent arrêt, la requérante peut être considérée comme ayant perdu le bénéfice mensuel d'une somme de 275,93 euros, montant du complément d'établissement dont elle bénéficiait en dernier lieu en tant que salariée de la polyclinique de l'Armor et de l'Argoat ; qu'il convient de déduire de cette somme la différence de salaire brut en sa faveur dont elle a bénéficié lors de la reprise de son contrat, soit 0,52 euros par mois ; que le montant de l'indemnisation à laquelle peut prétendre la requérante s'élève ainsi à 31 011,17 euros ;

8. Considérant, d'autre part, que si Mme E… sollicite également la réparation d'un préjudice moral qu'elle estime à 3 000 euros, elle impute ce préjudice à la rupture du principe d'égalité entre agents publics dont il résulte des énonciations du 4 du présent arrêt qu'elle n'est pas établie en l'espèce ; qu'il n'y a pas lieu, dès lors, d'indemniser ce préjudice ;

En ce qui concerne les intérêts et la capitalisation des intérêts :

9. Considérant que Mme E… a droit, comme elle le sollicite, aux intérêts de la somme de 31 011,17 euros à compter du 21 mai 2014, date d'enregistrement de sa demande au greffe du tribunal administratif de Rennes ; que ces intérêts seront capitalisés à compter du 21 mai 2015, date à laquelle une année d'intérêt était due, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date ;

10. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le centre hospitalier de Guingamp est condamné à verser à Mme E… la somme de 31 011,17 euros augmentée des intérêts au taux légal courant à compter du 21 mai 2014, ces intérêts étant eux-mêmes capitalisés à compter du 21 mai 2015, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date ; qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, d'assortir cette condamnation d'une astreinte ;

Sur les frais de l'instance :

11. Considérant, d'une part, qu'aucun dépens n'a été exposé à l'occasion de la présente instance ; que les conclusions présentées par le centre hospitalier de Guingamp tendant à ce que les dépens de l'instance soient mis à la charge de Mme E… doivent, dès lors, être rejetées en tant qu'elles sont sans objet ;

12. Considérant, d'autre part, qu'il y a lieu, en application des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative, de mettre à la charge du centre hospitalier de Guingamp la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par Mme E… et non compris dans les dépens ; que ces dispositions font en revanche obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions présentées au même titre par le centre hospitalier de Guingamp ;

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement n° 1402635 du tribunal administratif de Rennes du 23 juin 2016 est annulé.

Article 2 : Le centre hospitalier de Guingamp est condamné à verser à Mme E… la somme de 31 011,17 euros augmentée des intérêts au taux légal courant à compter du 21 mai 2014, ces intérêts étant eux-mêmes capitalisés à compter du 21 mai 2015, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Article 3 : Le centre hospitalier de Guingamp versera à Mme E… la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme E… est rejeté.

Article 5 : Les conclusions du centre hospitalier de Guingamp tendant au bénéfice des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative et à ce que les dépens de l'instance soient mis à la charge de Mme E… sont rejetées.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à Mme D… E… et au centre hospitalier de Guingamp.

CAA Nantes, Mme E…, 18 mai 2018, n°16NT03080

II – COMMENTAIRE

Cet arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Nantes le 18 mai 2018 doit être sérieusement médité par tous les établissements publics de santé désireux de reprendre une autorisation sanitaire d'une clinique privée.

Dans l'affaire qui était jugée, il s'agissait d'un établissement privé de santé qui avait été placé en liquidation judiciaire et dont l'activité chirurgicale avait été reprise par le Centre hospitalier de Guingamp. Dans le cadre de cette reprise économique, un agent occupant des tâches administratives s'était vu proposer un poste en CDI de droit public mais après avoir constaté une perte de salaire alors que l'une de ses collègues percevait un traitement supérieur au sien, l'agent administratif avait demandé à l'hôpital une indemnité pour réparer ses préjudices. Sa demande indemnitaire étant restée sans suite, l'agent avait saisi la juridiction administrative mais, en première instance sa demande a été rejetée.

En cause d'appel, la requérante a eu gain de cause et l'arrêt qui a été rendu présente un double intérêt.

En premier lieu, le juge administratif rappelle que le principe d'égalité entre les agents publics n'a vocation à s'appliquer qu'aux agents placés dans la même situation. Or, dans le cas jugé le 18 mai 2018, la requérante était employé administratif alors que sa collègue était comptable et bénéficiait d'une ancienneté de 4 ans supérieure, ainsi que d'un niveau de compétences et de responsabilités plus important. Par conséquent, la collègue de la requérante pouvait légitimement bénéficier de conditions de rémunération plus avantageuses dans le cadre de son contrat de droit privé avant la reprise d'activité chirurgicale par l'hôpital.

En second lieu, si en l'état, la législation prévoit que la personne publique reprenant une activité économique d'une personne privée ne permet pas de proposer aux agents une rémunération inférieure à celle dont ils bénéficiaient auparavant, en revanche la personne publique n'est pas tenue par des clauses contractuelles qui impliqueraient une rémunération dont le niveau excéderait celui qui est prévu par les règles générales que la personne publique aurait fixées pour la rémunération de ses agents contractuels. Plus précisément encore, la juridiction administrative souligne que si la personne publique n'a fixé aucune règle en son sein, la reprise de la rémunération antérieure est légalement possible que « si elle peut être regardée comme n'excédant pas manifestement la rémunération que, en droit commun, il appartiendrait à l'autorité administrative compétente de fixer, sous le contrôle du juge, en tenant compte, notamment, des fonctions occupées par l'agent non titulaire, de sa qualification et de la rémunération des agents de qualification équivalente exerçant des fonctions analogues ».

Or, dans le cas jugé le 18 mai 2018, l'hôpital ne rapportait pas la preuve qu'il ne pouvait pas légalement accorder à la requérante « une rémunération équivalente à celle qu'elle percevait en tant que salariée de cette polyclinique du fait que cette rémunération aurait été manifestement excessive au regard des règles applicables en son sein ou en celui de la fonction publique hospitalière ».

Par conséquent, l'établissement a été condamné à verser à la requérante, la somme de 31 011,17 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du 21 mai 2014 et ces intérêts étant eux-mêmes capitalisés à compter du 21 mai 2015.