Faute d’éléments suffisants, le harcèlement moral ne se présume pas sur la base des seules allégations de l’agent

Publié en juin 2017 | FJH n°060 , p.303

Preuve Harcèlement moral Faute présumée

Voir également :
  • Cour administrative d'appel Nancy M. B. 06/04/2017 - Requête(s) : 15NC01831

I – LE TEXTE DE L'ARRÊT


1. Considérant que M. B… a été recruté par le centre hospitalier de Brienne-le-Château, auquel a succédé l'établissement public de santé mentale de l'Aube, en tant qu'assistant socio-éducatif en 2002 et qu'il a été titularisé en 2003 ; qu'il relève appel du jugement du 9 juin 2015 par lequel le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté sa demande tendant à la condamnation de cet établissement public à réparer les préjudices résultant des faits de harcèlement moral dont il aurait été victime ;


Sur la responsabilité :


2. Considérant qu'aux termes de l'article 6 quinquiès de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires : « Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire en prenant en considération : / 1° Le fait qu'il ait subi ou refusé de subir les agissements de harcèlement moral visés au premier alinéa ; / 2° Le fait qu'il ait exercé un recours auprès d'un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice visant à faire cesser ces agissements ; / 3° Ou bien le fait qu'il ait témoigné de tels agissements ou qu'il les ait relatés […] » ;


3. Considérant, d'une part, qu'il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement ; qu'il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement ; que la conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile ;


4. Considérant, d'autre part, que, pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l'agent auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de l'agent qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral ; qu'en revanche, la nature même des agissements en cause exclut, lorsque l'existence d'un harcèlement moral est établie, qu'il puisse être tenu compte du comportement de l'agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui ; que le préjudice résultant de ces agissements pour l'agent victime doit alors être intégralement réparé ;


En ce qui concerne la période de novembre 2002 à novembre 2005 :


5. Considérant, en premier lieu, que le requérant soutient qu'entre novembre 2002 et novembre 2005, date à laquelle il a été placé en congé de maladie, il a été confronté à des difficultés professionnelles en raison de faits imputables à quatre personnes de son service ; qu'il se serait trouvé isolé, sans tâche à accomplir et sans moyen pour travailler ; qu'il aurait fait l'objet d'insultes et d'accusations mensongères ; que les personnes témoignant en sa faveur auraient subi des pressions de sa hiérarchie ; que le directeur de l'établissement aurait cautionné ces faits de harcèlement en le dévalorisant dans sa notation pour l'année 2004 et en le déplaçant d'office dans un autre service situé à 50 kilomètres de chez lui au cours de l'année 2005 ;


6. Considérant qu'il résulte de l'instruction qu'alors qu'il avait réalisé un travail satisfaisant au cours des années 2002 et 2003, M. B… a rencontré de sérieuses difficultés professionnelles à compter de l'année 2004, qui ont eu pour effet de l'isoler au sein de son service, ainsi que l'a d'ailleurs reconnu le directeur du centre hospitalier dans son courrier en date du 6 octobre 2005 ; que, toutefois, les allégations du requérant relatives au harcèlement moral qu'il aurait subi de la part d'un cadre de santé et de trois autres personnes, d'injures à son encontre et de pressions de sa hiérarchie ne sont confortées que par le témoignage d'un agent hospitalier qui, lors de son audition par les services de police, a reconnu que s'il rencontrait fréquemment le requérant, il ne travaillait pas directement avec lui ; qu'en revanche, une conseillère en économie sociale et solidaire entendue par les services de police le 2 février 2011 et travaillant quotidiennement avec l'intéressé, a fait état de l'absence de brimades ou de consignes particulières de la hiérarchie de M. B… à son égard et a déclaré ne pas avoir de souvenir des faits rapportés par le requérant ; qu'il résulte en outre de l'instruction que, du fait de sa personnalité, M. B… rencontrait des difficultés à communiquer avec les équipes soignantes et remettait fréquemment en cause les choix de ses supérieurs hiérarchiques ; que si le requérant a également fait l'objet au cours de l'année 2004 d'un rappel à ses obligations en raison de l'utilisation de son téléphone à des fins personnelles, il ne résulte pas de l'instruction que ce rappel aurait été injustifié ; qu'enfin, si le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a annulé, par deux jugements du 26 février 2008 et du 10 juillet 2008, son évaluation pour l'année 2004 ainsi que la décision du 6 octobre 2005 le déplaçant d'office, les moyens retenus par le tribunal sont relatifs à la légalité externe de ces décisions ; que lesdits jugements ne révèlent donc pas l'existence d'agissements constitutifs de harcèlement moral ; que, contrairement à ce que soutient le requérant, le jugement du tribunal administratif annulant son évaluation pour l'année 2004 a été exécuté par l'administration ; qu'il s'ensuit que, pour ce qui concerne la période de novembre 2002 à novembre 2005, M. B… n'apporte pas d'éléments suffisants permettant de faire présumer l'existence d'un harcèlement moral à son encontre ;


En ce qui concerne la période de novembre 2005 au 14 décembre 2008 :


7. Considérant que le requérant soutient que du mois de novembre 2005 au 14 décembre 2008, alors qu'il était en congés en raison de son état de santé, son employeur a poursuivi ses « pressions psychologiques » et ses mesures de rétorsion ; que, toutefois, le requérant n'apporte au soutien de ces allégations aucun élément de nature à permettre de faire présumer l'existence d'un harcèlement moral à son encontre ;


En ce qui concerne la période débutant le 15 décembre 2008 :


8. Considérant, en premier lieu, que le requérant soutient qu'à sa reprise de fonctions le 15 décembre 2008, le centre hospitalier ne lui a confié aucune tâche et qu'il ne disposait d'aucun moyen pour accomplir ses fonctions ; qu'il résulte de l'instruction que le retour de cet agent s'est déroulé dans des conditions anormales, M. B… ayant été isolé, sans tâche à accomplir et sans aucun moyen à sa disposition ; que, toutefois, à la suite d'une alerte par les représentants du personnel du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, une réunion avec la directrice des soins le 15 janvier 2009 a permis de régulariser la situation du requérant, en particulier en délimitant clairement ses fonctions et en lui confiant des dossiers à traiter ; que la situation de M. B… dans le mois suivant sa reprise de fonctions, pour anormale qu'elle ait été, ne peut cependant permettre à elle seule, compte tenu en particulier de sa durée modérée, de caractériser des agissements de harcèlement moral au sens des dispositions précitées, alors au surplus que l'intéressé n'allègue à aucun moment avoir pris d'initiatives afin de faciliter le retour dans ses fonctions ; que si M. B… soutient également qu'il aurait été privé d'une partie de ses fonctions postérieurement à cet entretien du 15 janvier 2009, il ne l'établit pas ;


9. Considérant, en deuxième lieu, que par une décision du 28 mai 2009, M. B… a été suspendu de ses fonctions à compter du 1er juin 2009 ; qu'il conteste les motifs de cette suspension ; que toutefois, il n'apporte à l'appui de ces allégations aucun élément probant de nature à faire présumer l'existence d'un harcèlement moral, alors au demeurant que le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté la demande d'annulation de la décision de suspension par un jugement du 20 septembre 2011 qui a été confirmé par un arrêt devenu définitif de la présente cour en date du 20 septembre 2012 ;


10. Considérant, en troisième lieu, qu'il résulte de l'instruction que les représentants du syndicat CGT du personnel au sein du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail ont, par un courrier du 19 janvier 2009 et conformément aux articles L. 4131-2 et L. 4132-2 du Code du travail, alerté la hiérarchie de la situation de M. B… et des problèmes graves auxquels il était confronté dans l'exercice quotidien de son activité ; que, compte tenu de la divergence de vues entre ces représentants et le directeur de l'établissement, ce dernier aurait dû, conformément à l'article L. 4132-3 du Code du travail, réunir en urgence le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail ; que, toutefois, le directeur a indiqué aux membres de ce comité, par un courrier du 26 janvier 2009, que l'intéressé avait été reçu par la directrice des soins le 15 janvier 2009 et qu'il convenait dès lors selon lui d'attendre pour évaluer la pertinence des solutions mises en œuvre ; qu'après que M. B… a repris ses fonctions le 1er octobre 2009 à la suite de sa suspension, les représentants du syndicat CGT du personnel ont à nouveau alerté le directeur de l'établissement de la situation de cet agent et ont par ailleurs saisi le procureur de la République le 4 octobre 2009 ; que, toutefois, les membres du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail ne se sont alors fondés que sur les déclarations qui leur avaient été faites par le requérant, qui ne sont pas corroborées par d'autres éléments ; qu'ainsi, dans les circonstances de l'espèce, et en dépit des manquements aux obligations réglementaires qui lui incombaient, l'établissement public ne peut être regardé comme ayant failli dans l'obligation de protection de son salarié ; que ces faits ne caractérisent pas, comme le soutient le requérant, un harcèlement moral au sens des dispositions précitées ;


11. Considérant, en quatrième lieu, que, postérieurement à sa suspension, M. B… a été placé en disponibilité d'office en raison de son état de santé ; que s'il soutient qu'il aurait dû pouvoir reprendre son emploi plus tôt en l'absence de tout élément médical justifiant son placement dans cette position, il résulte de l'instruction que le comité médical départemental a donné un avis favorable à cette mise en disponibilité et à sa prolongation dans ses séances du 12 novembre 2009, du 19 mai 2010, du 26 octobre 2011, du 8 mars 2012 et du 25 avril 2012 ; que le comité médical supérieur a également rendu un avis favorable à cette mise en disponibilité d'office le 27 septembre 2011 ; que deux expertises ont été ordonnées afin que les comités médicaux puissent statuer ; que les éléments médicaux que produit le requérant ne permettent pas de remettre en cause les appréciations médicales portées par les experts et les comités compétents ; qu'en outre, à supposer même que l'intéressé n'ait pas été informé des différentes réunions du comité médical devant émettre des avis sur sa mise en disponibilité d'office, cette seule circonstance n'est pas de nature à faire présumer l'existence d'un harcèlement moral à son encontre ; qu'enfin, M. B… s'est désisté de la demande qu'il avait introduite devant le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne à l'encontre de la décision le plaçant en disponibilité d'office ; que sa demande tendant à l'annulation de la décision du 3 mai 2012 le maintenant dans cette position du 1er juin au 30 novembre 2012 a été rejetée par un jugement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne du 28 mars 2013 ; qu'aucun de ces éléments n'est de nature à faire présumer l'existence d'un harcèlement moral à l'encontre de M. B… ;


12. Considérant, en cinquième lieu, que contrairement à ce que soutient le requérant, la seule circonstance qu'il n'a pas été évalué au cours des années 2008 et 2009 n'est pas de nature à faire présumer l'existence d'un harcèlement moral, dès lors qu'il n'a exercé ses fonctions qu'une quinzaine de jours au cours de l'année 2008 et qu'il a été suspendu puis placé en disponibilité d'office à compter du 1er juin 2009 ;


13. Considérant, enfin, que la circonstance que son employeur a refusé de lui accorder le bénéfice de la protection fonctionnelle en raison du harcèlement moral qu'il alléguait subir n'est pas de nature, compte tenu de ce qui a été rappelé aux points précédents, à être regardée comme constitutive d'une situation de harcèlement moral ; qu'en outre, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, par un jugement en date du 20 septembre 2011 confirmé par une décision du Conseil d'État en date du 1er octobre 2014, a rejeté la demande d'annulation de la décision lui refusant l'octroi de la protection fonctionnelle ;


14. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que M. B… n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté sa demande ;


Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative :


15. Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'établissement public de santé mentale de l'Aube, qui n'est pas la partie perdante en la présente instance, la somme demandée par M. B… au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ; que, dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de mettre à la charge du requérant la somme demandée par l'établissement public au titre de ces dispositions ;



DÉCIDE :


Article 1er : La requête de M. B… est rejetée.


Article 2 : Les conclusions de l'établissement public de santé mentale de l'Aube tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative sont rejetées.


Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. B… et à l'établissement public de santé mentale de l'Aube.



CAA Nancy, M. B…, 6 avril 2017, n° 15NC01831


II – LE TEXTE DE RÉFÉRENCE


Article 6 quinquiès de la loi n° 83- 634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires


Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel […].


III – COMMENTAIRE


La cour administrative d'appel de Nancy devait statuer sur la requête présentée par un assistant socio-éducatif qui se plaignait des faits de harcèlement moral dont il aurait été victime au sein de l'établissement public de santé mentale de l'Aube et qui demandait réparation de ses préjudices (« Le harcèlement dans la fonction publique hospitalière », FDH n° 242, p. 3877, disponible dans sa version numérique sur www.hopitalex.com). Sa requête a été rejetée par le juge d'appel comme l'avait fait le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne.


Tout d'abord, la juridiction d'appel a rappelé que l'agent public qui se plaint d'avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral doit présenter au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. La jurisprudence est constante sur ce point : la faute est présumée à partir des éléments de fait qui sont apportés par le requérant. Et notamment, pour bénéficier de la protection due à un fonctionnaire dans le cadre d'un harcèlement moral, il faut que l'intéressé apporte la preuve de la véracité de ses accusations (CE, Thomas-Picard, 16 octobre 2014, n° 366002, FJH n° 15, 2015, p. 73, disponible dans sa version numérique sur www.hopitalex.com).


Ensuite, le juge administratif apprécie de manière concrète l'existence ou non du harcèlement en fonction des documents versés au débat. Dans le cas jugé, la juridiction d'appel a considéré que les éléments n'étaient pas suffisants pour faire présumer les faits d'un harcèlement moral. D'autant plus que le requérant se singularisait par des difficultés à communiquer avec des équipes soignantes en raison de sa propre personnalité et il remettait fréquemment en cause les choix de ses supérieurs hiérarchiques.


La cour administrative d'appel de Nancy a donc conclu que l'hôpital n'avait pas failli dans son obligation de protection de l'agent et que sa responsabilité ne pouvait pas être engagée en l'absence de harcèlement moral.