La responsabilité d'un centre hospitalier responsable d'une unité de consultation et de soins ambulatoires près d'un centre pénitentiaire est reconnue pour mauvaise prise en charge médicale avant le suicide d'un détenu

  • Cour administrative d'appel DOUAI CH de Sambre-Avesnois 22/09/2015 - Requête(s) : 14DA00602

I – LE TEXTE DE L'ARRÊT

1. Considérant que M. E… G…, alors âgé de 20 ans, a été incarcéré au centre pénitentiaire de Maubeuge le 23 décembre 2005 pour exécuter une peine d'emprisonnement de dix-huit mois dont six mois avec sursis et mise à l'épreuve ; que l'intéressé, souffrant de toxicomanie et d'insomnies et présentant un état anxieux et dépressif, a été pris en charge le 24 décembre 2005 par l'unité de consultation et de soins ambulatoires de ce centre, rattaché au centre hospitalier de Sambre-Avesnois ; qu'après avoir été placé le 14 novembre 2006 en quartier disciplinaire pour une durée de six jours, M. G… s'est pendu dans sa cellule le 16 novembre 2006 et est décédé le 22 novembre 2006 après avoir été transféré au centre hospitalier de Sambre-Avesnois puis au centre hospitalier régional universitaire de Lille ; que les consorts G… ont recherché la responsabilité pour faute du centre hospitalier de Sambre-Avesnois ; que cet établissement relève appel du jugement du 5 février 2014 par lequel le tribunal administratif de Lille a estimé qu'il avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité et l'a condamné à verser une somme de 2 000 euros chacun à M. J… G…, à Mme H… G…, à Mme C… G…, à M. F… G… et une somme de 7 500 euros à Mme D… B…, agissant au nom de son fils mineur K… L… ;

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. Considérant qu'il résulte des motifs mêmes du jugement que le tribunal administratif de Lille a expressément répondu aux moyens et conclusions contenus dans le mémoire en défense produit par le centre hospitalier de Sambre-Avesnois devant les premiers juges ; que, par suite, ce dernier n'est pas fondé à soutenir que le jugement serait insuffisamment motivé et ainsi entaché d'irrégularité ;

Sur la régularité des opérations d'expertise et la nécessité de prescrire une nouvelle expertise :

3. Considérant qu'aux termes de l'article R. 621-7 du Code de justice administrative : « Les parties sont averties par le ou les experts des jours et heures auxquels il sera procédé à l'expertise ; cet avis leur est adressé quatre jours au moins à l'avance, par lettre recommandée. Les observations faites par les parties, dans le cours des opérations, sont consignées dans le rapport » ;

4. Considérant que l'expert désigné par le juge des référés du tribunal administratif de Lille chargé, par une ordonnance du 27 octobre 2009, de décrire l'état de santé de Fabien G…, de donner son avis sur la prise en charge de sa toxicomanie ainsi que sur son risque suicidaire et de déterminer s'il y a eu un mauvais fonctionnement ou une mauvaise organisation du service, une administration défectueuse des soins non médicaux ou une mauvaise exécution de ces soins, a procédé à sa mission sans que le centre hospitalier de Sambre-Avesnois ni les consorts G… en aient été préalablement avisés, privant ainsi les deux parties de la faculté de présenter des observations au cours des opérations d'expertise ; que, dans ces conditions, ces opérations sont irrégulières ; que, toutefois, cette irrégularité ne fait pas obstacle à ce que le rapport d'expertise soit retenu à titre d'élément d'information et à ce qu'il soit statué dans la mesure, d'une part, où les intéressés ont pu présenter leurs observations au cours de la procédure écrite qui a suivi le dépôt du rapport d'expertise qui a ainsi été soumis, de ce fait, au débat contradictoire des parties et, d'autre part, que l'établissement hospitalier n'établit pas que cette irrégularité en aurait affecté le contenu ; qu'enfin la circonstance que l'expert judiciaire, dont il résulte de l'instruction qu'il a eu accès à toutes les pièces médicales et informations concernant l'état de santé tant physique que psychologique du défunt, n'ait pas cru devoir recourir au concours d'un sapiteur, médecin psychiatre, n'est pas de nature à justifier l'organisation d'une nouvelle mesure d'instruction ;

Sur la responsabilité du centre hospitalier de Sambre-Avesnois : 

5. Considérant qu'il résulte de l'instruction que dès son incarcération, le 23 décembre 2005, au centre pénitentiaire de Maubeuge, la fragilité de l'état psychique de M. G…, ainsi que son accoutumance aux produits stupéfiants étaient connues du médecin de l'unité de consultation et de soins ambulatoires (Ucsa) du centre hospitalier de Sambre-Avesnois, implantée au sein de l'établissement pénitentiaire, qui avait eu un entretien avec l'intéressé ; que cet état psychique n'a cessé de se dégrader au cours de la détention en dépit d'un traitement médicamenteux lourd dont ni l'efficacité ni son suivi effectif par le patient n'ont été vérifiés, notamment au moyen d'un bilan toxicologique ou d'une réflexion sur la posologie des médicaments prescrits à l'intéressé par l'équipe médicale, alors que celle-ci avait été pourtant avisée que M. G… s'était procuré frauduleusement un substitutif aux produits opiacés et qu'elle ignorait dans quelle mesure il en avait absorbé ; que l'Ucsa a au contraire persisté à privilégier la prescription systématique et en quantité de plus en plus importante de produits substitutifs afin de tempérer l'anxiété croissante de M. G… constatée notamment le 13 octobre 2006, comme indiqué dans la fiche médicale établie par cette unité ; qu'en outre, en dépit de l'instabilité permanente de l'état psychique de l'intéressé, une nouvelle fois constatée les 19 et 27 octobre 2006 par les mentions portées sur la fiche médicale, et du comportement antérieur du détenu, dont le risque suicidaire avait été relevé tant lors d'une précédente incarcération à la maison d'arrêt de Valenciennes en 2004 que par une infirmière et un psychologue de l'établissement pénitentiaire de Maubeuge, le médecin de l'Ucsa, qui a rencontré M. G… le 14 novembre 2006, n'a émis aucune objection à son placement en cellule disciplinaire pour une durée de quinze jours dont neuf avec sursis à la suite d'une altercation verbale avec des membres du personnel pénitentiaire, alors qu'il résulte des déclarations du directeur adjoint de ce centre consignées sur procès-verbal établi par un officier de police judiciaire lors de l'enquête sur les circonstances du décès de M. G…, que selon la pratique en vigueur dans l'établissement, il incombe au médecin, dont l'avis lie l'administration, de décider de l'aptitude d'un détenu à être placé ou non en quartier disciplinaire ; qu'enfin, si le centre hospitalier de Sambre-Avesnois allègue que l'administration pénitentiaire, également informée de l'état psychique de M. G…, aurait dû adopter des mesures particulières de surveillance, il résulte toutefois des pièces figurant au dossier, notamment de la fiche de renseignement, que l'intéressé a fait l'objet de mesures de surveillance spéciale une première fois pendant la période du 26 décembre 2005 au 10 janvier 2006, puis une seconde fois à compter du 13 mars 2006 et qu'il était encore placé sous ce régime à la date de son suicide, dont il ne résulte pas de l'instruction qu'il aurait pour origine, ne serait-ce que pour partie, une quelconque défaillance du fonctionnement de l'administration pénitentiaire dans le cadre de la mise en œuvre de cette surveillance ; que c'est par suite à bon droit que les premiers juges ont estimé que les manquements constatés dans la prise en charge de M. G… par l'Ucsa constituaient une faute purement médicale imputable à ce service et qu'ils étaient dès lors de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier de Sambre-Avesnois auquel il est rattaché ;

Sur l'évaluation des préjudices :

6. Considérant que dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d'un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l'établissement et qui doit être intégralement réparé n'est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit advenu ; que la réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue ;

7. Considérant qu'il résulte de ce qui a été dit au point 5 du présent arrêt, que le centre hospitalier de Sambre-Avesnois a commis des manquements fautifs dans la prise en charge médicale et la surveillance de M. G… qui lui ont ainsi fait perdre une chance d'échapper au geste suicidaire ; qu'eu égard aux antécédents psychiques de Fabien G…, les premiers juges n'ont pas fait une inexacte appréciation du taux de perte de chance en l'évaluant à 30 % ; qu'il ne résulte pas de l'instruction qu'en allouant une somme de 2 000 euros chacun à M. J… G…, à Mme H… G…, à Mme C… G…, à M. F… G… et une somme de 7 500 euros à Mme D… B…, agissant au nom de son fils mineur, les premiers juges auraient fait une inexacte appréciation du montant de l'indemnisation du préjudice moral subi par les intéressés ;

8. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que le centre hospitalier de Sambre-Avesnois n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Lille l'a condamné à verser une somme de 2 000 euros chacun à M. J… G…, à Mme H… G…, à Mlle C… G…, à M. F… G… et une somme de 7 500 euros à Mme D… B…, agissant au nom de son fils mineur, K… L… ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du centre hospitalier de Sambre-Avesnois le versement aux consorts G… d'une somme globale de 1 500 euros au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens ;

DÉCIDE :

Article 1er : La requête du centre hospitalier de Sambre-Avesnois est rejetée.

Article 2 : Le centre hospitalier de Sambre-Avesnois versera aux consorts G… une somme globale de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

CAA Douai, CH de Sambre-Avesnois, 22 septembre 2015, n° 14DA00602

II – COMMENTAIRE

L'unité de consultation et de soins ambulatoire (Ucsa) résulte de l'application du transfert de la santé des détenus de l'administratif pénitentiaire aux établissements publics de santé selon les dispositions de la loi n° 94-43 du 18 janvier 1994 et du décret n° 94-929 du 27 octobre 1994, avec la circulaire interministérielle du 8 décembre 1994. Une Ucsa rattachée à un service hospitalier de l'établissement public de santé le plus proche doit être implantée dans chaque établissement pénitentiaire. L'Ucsa est placée sous la responsabilité d'un praticien hospitalier, et les soins, somatiques autant que psychosomatiques, sont prodigués par des équipes pluridisciplinaires de l'hôpital. Cette organisation fait l'objet de la signature d'un protocole entre le directeur de l'établissement pénitentiaire et le directeur de l'hôpital sous l'égide des autorités régionales pénitentiaires, d'une part, et de l'ARS, d'autre part (« La prise en charge des personnes détenues au sein des établissements publics de santé  », FDH n° 339, p. 5223. Disponible dans sa version numérique sur : www.hopitalex.com).

Le centre hospitalier de Sambre-Avesnois interjette appel de sa condamnation en première instance pour n'avoir pas apporté des soins attentifs à un détenu particulièrement agité qui s'est pendu après avoir été placé en quartier disciplinaire de son lieu d'incarcération.

Les juges ont eu à préciser qui de la défaillance de surveillance était responsable : soit l'administration pénitentiaire, soit l'administration hospitalière. Les juges ont décidé que la défaillance des soins de l'Ucsa implantée à l'intérieur de la prison, appartenait à l'établissement public de santé de rattachement de ladite Ucsa. Selon la décision de la cour administrative d'appel de Douai, l'administration pénitentiaire a assumé sa surveillance sur le détenu ; mais c'est l'Ucsa et en particulier le médecin responsable dont l'avis lie l'administration pénitentiaire qui n'a pas objecté un refus d'admission en quartier disciplinaire. Les juges relèvent en outre une série de faits concordants qualifiant les soins accordés à ce détenu de peu appropriés à son état. En conséquence, la responsabilité de l'hôpital est confirmée. Rappelons que les soins hospitaliers au détenu en enceinte pénitentiaire doivent être de la même qualité qu'en site hospitalier. Il est évident que les antécédents psychiatriques du détenu auraient dû mieux être pris en compte par l'équipe de l'Ucsa. Les juges relèvent que les tendances suicidaires du détenu auraient pu justifier le refus par le médecin de l'Ucsa de son placement en quartier disciplinaire, d'autant que l'administration de substitut aux drogues dont était addicte le détenu ne donnait pas le résultat attendu ; l'instabilité dudit détenu était symptomatique d'une inappropriation des soins.