Le recours à l’expertise par un comité d’hygiène et de sécurité des conditions du travail (CHSCT) n’est pas illimité, il n’est justifié que pour un risque grave dûment constaté et il ne peut être présumé

  • Cour de cassation, chambre sociale Société Fibre excellence Tarascon 25/11/2015 - Requête(s) : 14-11865

I – LE TEXTE DE L'ARRÊT


Attendu, selon l'arrêt attaqué, que la société Fibre excellence Tarascon, qui fabrique de la pâte à papier et emploie plus de trois cent trente salariés, a, en application des articles L. 138-29 et suivants du Code de la sécurité sociale issus de la loi n° 2010-1330 du 9 novembre 2010, engagé des discussions au sein de l'entreprise en vue de l'élaboration d'un plan d'action de prévention de la pénibilité soumis à l'avis du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ; que par délibération du 6 septembre 2012, le CHSCT a désigné un expert avec mission d'établir un diagnostic sur les expositions aux facteurs de pénibilité ainsi que sur les enjeux en termes de prévision de la pénibilité et d'aider le CHSCT à participer à l'élaboration d'un plan d'action de prévention de la pénibilité ; que la société a saisi le président du tribunal de grande instance statuant en la forme des référés afin d'obtenir l'annulation de cette décision ;


Sur le premier moyen :


Attendu que le CHSCT fait grief à l'arrêt d'annuler sa décision du 6 septembre 2012 désignant un expert sur l'exposition et la prévention de la pénibilité dans l'entreprise, alors, selon le moyen :


1°/ qu'aux termes de l'article L. 4121-1 du Code du travail, interprété à la lumière de la directive n° 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, l'employeur tenu d'une obligation de sécurité de résultat doit en assurer l'effectivité ; qu'il met en œuvre notamment « 1° des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail » ; que lorsque cette obligation de prévention s'exécute avec le concours d'institutions représentatives du personnel, il lui incombe de s'assurer qu'elles disposent des moyens nécessaires à l'exécution de leur mission ; que, pour sa part, aux termes de l'article L. 4612-2 du Code du travail, le CHSCT « procède à l'analyse de l'exposition des salariés à des facteurs de pénibilité » et, selon l'article L. 4612-3, « contribue à la promotion de la prévention des risques professionnels dans l'établissement et suscite toute initiative qu'il estime utile dans cette perspective » ; qu'en l'espèce, il ressort des propres constatations de la cour d'appel que le « souhait du CHSCT de la société Fibre excellence Tarascon de disposer d'une analyse globale de la situation des salariés exposés à des tâches pénibles apparaît légitime dans un souci d'améliorer leurs conditions de travail et de sécurité » ; qu'en lui refusant le droit de recourir à cette expertise « légitime », de nature à assurer l'effectivité de son intervention, au motif que cette situation n'avait pas été expressément prévue par la loi, la cour d'appel, qui n'a pas déduit les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les textes susvisés ;


2°/ qu'il résulte des articles L. 4612-2 et L. 4612-13 du Code du travail, interprétés à la lumière de la directive n° 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989, que l'employeur qui consulte le CHSCT sur la question, qui relève de sa compétence, de l'analyse de l'exposition des salariés à des facteurs de pénibilité préalablement à l'élaboration d'un plan de prévention de la pénibilité, doit le mettre en mesure de lui fournir un avis utile ; qu'à cette fin, il doit lui permettre, le cas échéant, de s'adjoindre les services d'un expert extérieur pour procéder aux mesures et évaluations techniques que requiert, suivant l'activité de l'entreprise, l'analyse des facteurs de pénibilité ; qu'en l'espèce, il ressortait des conclusions du CHSCT et de l'ordonnance dont il sollicitait la confirmation que la décision du CHSCT de recourir à une expertise avait été prise dans le cadre de l'évaluation des facteurs de pénibilité opérée aux fins d'élaboration d'un plan de prévention de la pénibilité dans une entreprise fabriquant de la pâte à papier, dans laquelle plus de 50 % des travailleurs étaient exposés à plusieurs facteurs de risque et de pénibilité : poussières d'amiante, de bois, agents chimiques, fumées, chaleur, nuisances acoustiques, ayant motivé, à plusieurs reprises, l'intervention de l'inspecteur du travail ou des autorités administratives ; que l'employeur lui-même avait jugé nécessaire de mettre en œuvre une expertise pour évaluer ces facteurs ; qu'en annulant la décision du CHSCT de recourir à une expertise sans rechercher, ainsi qu'elle y était invitée, si les caractéristiques spécifiques de l'entreprise ne justifiaient pas le recours à cette mesure, seule à même de permettre au CHSCT de fournir un avis utile à l'employeur qui l'avait sollicité à cette fin, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;


3°/ qu'aux termes des articles L. 4612-2 et L. 4612-13 du Code du travail, interprétés à la lumière de la directive n° 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989, la consultation, par l'employeur, des travailleurs ou de leurs représentants doit être opérée par le premier dans le cadre d'une « participation équilibrée conformément aux législations et/ou pratiques nationales » ; que l'effectivité de ce droit impose, lorsque l'employeur a eu recours à une expertise non contradictoire pour évaluer les facteurs de pénibilité dans l'entreprise dans le cadre de l'élaboration d'un plan de prévention, que le CHSCT, consulté aux mêmes fins, puisse lui-même avoir recours à l'assistance d'un expert extérieur afin de formuler des observations utiles et de disposer, le cas échéant, des moyens de contredire l'appréciation de l'expert auquel a eu recours l'employeur ; qu'à défaut, il n'est pas à même de participer d'une manière équilibrée à l'élaboration de la mesure pour laquelle il a été requis ; qu'en l'espèce, il ressortait tant de ses conclusions que de l'ordonnance infirmée que la décision du CHSCT de recourir à une expertise avait été prise dans le cadre de l'évaluation des facteurs de pénibilité opérée aux fins d'élaboration, par l'employeur, d'un plan de prévention de la pénibilité pour laquelle il avait lui-même eu recours à un expert extérieur non agréé par le ministre du Travail, de sorte qu'elle était nécessaire à une discussion contradictoire ; qu'en annulant cette mesure, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;


Mais attendu que la cour d'appel a exactement retenu que la loi du 9 novembre 2010 ajoutant aux missions du CHSCT l'analyse de l'exposition des salariés à des facteurs de pénibilité n'a pas pour objet de conférer au CHSCT un droit général à l'expertise, laquelle ne peut être décidée que lorsque les conditions visées à l'article L. 4614-12 du Code du travail sont réunies ; que le moyen n'est pas fondé ;


Sur le deuxième moyen :


Attendu que le CHSCT fait le même grief à l'arrêt alors, selon le moyen :


1°/ que constitue un risque grave l'exposition prolongée des salariés aux facteurs mentionnés aux articles L. 4121-3-1 et D. 4121-5 du Code du travail comme « susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur [la] santé » et l'insuffisance des mesures prises par l'employeur pour prévenir ou remédier à cette exposition ; qu'en l'espèce, le CHSCT avait, dans ses écritures, soutenu que de nombreux salariés – plus de 50 % – de la société Fibre excellence Tarascon étaient exposés à plusieurs de ces facteurs, tels l'inhalation de poussières d'amiante, de poussières de bois, d'agents chimiques toxiques, la chaleur, les bruits lésionnels ; que le dépassement des seuils d'exposition avait été dénoncé et sanctionné à plusieurs reprises par l'inspecteur du travail et que le rapport déposé par l'expert commis unilatéralement par la société Fibre excellence Tarascon dans le cadre de l'élaboration d'un plan de prévention de la pénibilité avait sous-estimé ces risques dans des proportions de nature à priver un grand nombre de salariés exposés de toute mesure de préservation ; qu'il avait ainsi caractérisé un risque grave de nature à justifier l'expertise prévue par l'article L. 4614-12 du Code du travail ; qu'en annulant la délibération ordonnant cette expertise aux motifs que « si les intimés produisent des mises en demeure de l'Administration et rappels de la réglementation faisant suite à une inspection ou encore une injonction de la caisse primaire d'assurance maladie, ils n'expliquent pas pour autant en quoi ces initiatives caractérisent l'existence d'un risque grave », la cour d'appel, qui a dénaturé les écritures du CHSCT, a violé l'article 1134 du Code civil ;


2°/ qu'annulant la délibération ordonnant cette expertise sans rechercher, comme l'y invitait le CHSCT dans ses écritures, si l'exposition des salariés de la SAS Fibre excellence Tarascon à ces divers facteurs – amiante, poussières de bois, agents chimiques, chaleur, bruits lésionnels – « susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur [la] santé », l'absence de mesure propre à y remédier et leur sous-estimation par l'employeur ne caractérisaient pas un risque grave justifiant le recours à une expertise, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 4614-12 du Code du travail ;


Mais attendu que, selon les dispositions de l'article L. 4614-12-1° du Code du travail, le CHSCT ne peut faire appel à un expert agréé que lorsqu'un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l'établissement ; que le risque grave s'entend d'un risque identifié et actuel ;


Et attendu qu'ayant retenu que le risque grave doit être préalable à l'expertise, c'est-à-dire objectivement constaté, la pénibilité au travail ne pouvant à elle seule le caractériser, que, si les intimés produisent des mises en demeure de l'Administration et rappel de la réglementation faisant suite à une inspection ou encore une injonction de la caisse primaire d'assurance maladie, ils n'expliquent pas en quoi ces initiatives caractérisent l'existence d'un risque grave, et que l'expert rappelle en outre que le bilan hygiène et sécurité 2011 ne retient aucune situation de danger grave, la cour d'appel a, sans dénaturation, légalement justifié sa décision ;


Mais sur le troisième moyen :


Vu l'article L. 4614-13 du Code du travail ;


Attendu que pour limiter à la somme de 3 000 euros la condamnation de la société à prendre en charge les frais et honoraires exposés par le CHSCT, la cour d'appel énonce qu'au visa de l'article L. 4614-13 du Code du travail, la succombance du CHSCT en appel ne prive pas de rémunération, sauf abus nullement allégué en l'espèce, les conseils qu'il a mandatés pour assurer sa comparution en justice ;


Qu'en statuant ainsi, alors qu'elle avait relevé que le CHSCT demandait une somme de 4 903,60 euros pour frais de procédure et exactement énoncé que celui-ci n'ayant commis aucun abus, les honoraires d'avocat exposés à l'occasion de la procédure devaient être supportés par l'employeur, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;


PAR CES MOTIFS :


CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il limite à la somme de 3 000 euros la condamnation de la société Fibre excellence Tarascon à prendre en charge les frais et honoraires exposés par le CHSCT, l'arrêt rendu le 28 novembre 2013, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence, autrement composée ;


Condamne la société Fibre excellence Tarascon aux dépens ;


Vu l'article 700 du Code de procédure civile, la condamne à payer au CHSCT la somme de 3 000 euros ;


Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé.


Cass. Soc., Société Fibre excellence Tarascon, 25 novembre 2015, n° 14-11865



II – LE TEXTE CITÉ EN RÉFÉRENCE


Article L. 4612-2 du Code du travail

Le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail procède à l'analyse des risques professionnels auxquels peuvent être exposés les travailleurs de l'établissement ainsi qu'à l'analyse des conditions de travail. Il procède également à l'analyse des risques professionnels auxquels peuvent être exposées les femmes enceintes. Il procède à l'analyse de l'exposition des salariés à des facteurs de pénibilité.



III – COMMENTAIRE


Depuis leur création, par la loi n° 82-1097 du 23 décembre 1982, les CHSCT n'ont cessé de prendre de l'influence dans le fonctionnement des entreprises et des établissements de santé, sous couvert que tout concourt à la prévention des risques au travail (« Le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail », FDH n° 45, p. 685, disponible dans sa version numérique sur : www.hopitalex.com). Ainsi, les tribunaux sont de plus en plus sollicités pour vider un conflit entre le CHSCT, représenté par son secrétaire choisi parmi le personnel, et l'entreprise ou l'établissement public de santé. Le recours à la cessation de travail extemporanément pour éviter un accident, doit être exercé avec discernement et ne peut être du seul fait de l'agent concerné car il appartient au directeur d'apprécier si sa situation au travail présentait un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, sans avoir à demander l'avis du CHSCT (CAA Bordeaux, Dame C… D… c/ CH de Montéran, 20 octobre 2015, n° 13BX02545 ; FJH n° 4, janvier 2016, p. 15 et s., disponible dans sa version numérique sur www.hopitalex.com).


Souvent les CHSCT décident, parfois contre l'avis du directeur agissant pourtant comme leur président, de recourir à une expertise, au demeurant coûteuse et peu conforme au champ de compétences dudit CHSCT. Ainsi, une délibération d'un CHSCT désignant un expert pour examiner les conséquences de la généralisation de l'informatisation du dossier santé sur les conditions de travail a été suspendue en référé par le TGI de Saint-Étienne ; pour les juges, la généralisation de l'informatisation au service des soins ne pouvait être considérée comme une menace aux conditions de travail (TGI Saint-Étienne, Maison de retraite départementale de la Loire c/ CHSCT de la même maison de retraite, 23 décembre 2010, n° 10/00512 ; FJH n° 21, mars 2015, p. 107 et s., disponible dans sa version numérique sur : www.hopitalex.com).


Rappelons ici que le CHSCT s'est vu reconnaître la personnalité morale par la Cour de cassation, lui permettant ainsi d'ester en justice et de disposer d'un budget. Le recours à l'expertise par un CHSCT peut être constitué devant le TGI, selon les dispositions du Code du travail qui s'appliquent en l'état aux établissements de santé.


Dans cette affaire, le litige concernait le champ de la compétence d'un CHSCT pour connaître des facteurs de pénibilité auxquels peuvent être exposés les salariés, selon les dispositions de l'article L. 4612-2 du Code du travail issu de la loi du 9 novembre 2010. Aux termes de cet article interprété à la lumière de la directive n° 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, l'employeur, tenu d'une obligation de sécurité de résultat, doit en assurer l'effectivité et mettre en œuvre notamment « 1° Des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail… ».


Dans son champ d'expertise, le CHSCT peut recourir à des expertises sur le fondement de l'article L. 4614-12 et en particulier « 1° Lorsqu'un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l'établissement ».


Mais la chambre sociale de la Cour de cassation vient de rappeler, dans sa décision du 25 novembre 2015, que « la loi du 9 novembre 2010, ajoutant aux missions du CHSCT l'analyse de l'exposition des salariés à des facteurs de pénibilité, n'a pas pour objet de conférer au CHSCT un droit général à l'expertise, laquelle ne peut être décidée que lorsque les conditions visées à l'article L. 4614-12 du Code du travail sont réunies ». Autrement dit, le CHST ne dispose pas du droit de recourir à l'expert de façon générale car il faut qu'un risque grave soit constaté, ce risque étant un risque identifié et actuel, et il doit être préalable à l'expertise, c'est-à-dire objectivement constaté.