Refus d’ouverture d’un cabinet médical secondaire car il n’existait pas une insuffisance d’offre de soins sur la zone géographique concernée

  • Cour administrative d'appel Bordeaux Conseil national de l’Ordre des médecins c/ CH de Rodez 20/12/2016 - Requête(s) : 16BX0180516BX0180716BX01808

I – LE TEXTE DE L'ARRÊT


1. La SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex, qui exploite à Albi la clinique Toulouse-Lautrec dont l'activité comporte notamment la chirurgie orthopédique, a demandé au conseil départemental de l'Ordre des médecins de l'Aveyron l'autorisation d'ouvrir un site distinct à Rodez. Le conseil départemental ayant rejeté cette demande par une décision du 30 octobre 2012, la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex a saisi le Conseil national de l'Ordre des médecins qui, par une décision du 7 février 2013, a annulé la décision du conseil départemental et autorisé la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex à ouvrir ce site distinct. Le centre hospitalier de Rodez a attaqué cette décision du 7 février 2013 devant le tribunal administratif de Toulouse qui, par un jugement du 31 mars 2016, a fait droit à sa demande. Le Conseil national de l'Ordre des médecins et la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex, par deux requêtes enregistrées respectivement sous les n° 16BX01805 et 16BX01807, demandent l'annulation de ce jugement et le rejet de la demande présentée par le centre hospitalier de Rodez devant le tribunal administratif. La SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex demande en outre le sursis à exécution de ce même jugement par une requête enregistrée sous le n° 16BX01808. Il y a lieu de joindre ces trois requêtes pour statuer par un seul arrêt.


Sur les requêtes n° 16BX01805 et 16BX01807 :


En ce qui concerne la régularité du jugement attaqué :


2. Le jugement attaqué, qui n'avait pas à répondre à tous les arguments soulevés devant le tribunal administratif, expose de façon suffisamment précise les motifs sur lesquels se sont fondés les premiers juges pour prononcer l'annulation de l'autorisation contestée du 7 février 2012. Il n'est pas entaché d'irrégularité pour insuffisance de motivation.


En ce qui concerne la légalité de l'autorisation litigieuse :


3. Aux termes de l'article R. 4113-23 du Code de la santé publique, dans sa rédaction applicable en l'espèce : « I. Le lieu habituel d'exercice d'une société d'exercice libéral de médecins est celui de la résidence professionnelle au titre de laquelle elle est inscrite au tableau de l'Ordre. Toutefois, dans l'intérêt de la population, la société peut être autorisée à exercer son activité sur un ou plusieurs sites distincts de sa résidence professionnelle : 1° Lorsqu'il existe dans le secteur géographique considéré une carence ou une insuffisance de l'offre de soins préjudiciable aux besoins des patients ou à la permanence des soins ; […] La société prend toutes dispositions pour que soient assurées sur l'ensemble des sites d'exercice la réponse aux urgences, la qualité, la sécurité et la continuité des soins ».


4. Dans sa décision contestée du 7 février 2013, le Conseil national de l'Ordre des médecins a relevé que, si la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex n'effectuera sur le site de Rodez que des actes de consultation pré ou postopératoires, cette société apporte néanmoins la preuve qu'il existe pour la population de Rodez un intérêt à la création de ce site distinct dès lors que, d'une part, la fermeture du service orthopédique de la clinique Saint-Louis entraîne une diminution de l'offre de soins en chirurgie orthopédique avec le départ de deux praticiens de la spécialité, d'autre part, la densité de chirurgiens orthopédistes dans le département de l'Aveyron n'est que de 3,5 pour 100 000 habitants contre 5,2 en moyenne nationale, enfin, la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex reçoit déjà 50 % de patients originaires de l'Aveyron.


5. Devant le juge, le Conseil national de l'Ordre des médecins admet que la moyenne nationale n'était pas, en février 2013, de 5,2 mais de 4,3, et, dans le dernier état de ses écritures (dernier mémoire, point II-4), ne paraît plus vouloir soutenir que la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex recevait, à la date de la décision contestée, 50 % de patients originaires de l'Aveyron, pourcentage dont l'exactitude n'est pas corroborée, ainsi que le fait valoir le centre hospitalier de Rodez, par l'étude établie le 6 juin 2013 par l'agence régionale de santé versée au dossier selon laquelle 27,3 % des patients pris en charge en 2012 par cette clinique dans la spécialité « chirurgie orthopédique » résidaient dans l'Aveyron. Le Conseil national de l'Ordre des médecins maintient cependant que l'insuffisance de l'offre de soins dans le secteur géographique considéré était caractérisée en raison de la très faible densité de chirurgiens orthopédistes dans le « territoire de santé » de Rodez – le ratio du nombre de chirurgiens orthopédistes pour 100 000 habitants étant de 2 dans ce territoire –, de la réorganisation de l'offre de soins à Rodez avec le départ de deux praticiens de la spécialité, du taux de fuite des patients originaires de l'Aveyron vers des établissements situés en dehors de ce département, qui est élevé et en hausse constante. Il fait valoir enfin que la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex est seule à pouvoir offrir dans le secteur de Rodez des prestations relatives aux « actes portant sur l'appareil locomoteur relatifs à la tête, au cou et au tronc », et que ce dernier motif suffit, à lui seul, à justifier la décision litigieuse.


6. Le site distinct que la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex a été autorisée à créer à Rodez ne permet de recevoir les patients que pour des consultations, l'activité chirurgicale des médecins exerçant sur ce site continuant à se dérouler dans la clinique Toulouse-Lautrec, située à Albi, soit à un peu plus de 70 km de Rodez. Les besoins des patients du secteur de Rodez au regard de l'offre de soins en chirurgie orthopédique telle qu'elle se présentait en février 2013, date de la décision contestée, doivent donc être appréciés au regard de la seule activité de consultation.


7. Il ressort des pièces du dossier qu'en mai 2012 a été signé entre le centre hospitalier de Rodez et la clinique Saint-Louis, avec l'approbation de l'agence régionale de santé, un « traité » visant, dans un objectif de rationalisation de l'offre de soins, à transférer, en créant un groupement de coopération sanitaire, l'activité chirurgicale de cette clinique vers le centre hospitalier, l'activité de soins de suite et de réadaptation de ce dernier étant transféré vers la clinique. À la date de cet accord, le service de chirurgie orthopédique de la clinique Saint-Louis ne comportait plus qu'un seul médecin en activité. Ce dernier, ainsi qu'il ressort de l'attestation qu'il a établie et qui a été versée au dossier de première instance, a conclu un contrat de praticien libéral avec cet établissement mais, souhaitant prendre sa retraite, n'a que très peu exercé au centre hospitalier, se limitant à des consultations dans l'attente de l'arrêt prochain de son activité. Il ressort également des pièces du dossier qu'en février 2013, étaient en exercice au centre hospitalier de Rodez, dans la spécialité « chirurgie orthopédique et traumatologie », quatre praticiens hospitaliers dont deux ayant une activité libérale accessoire. Ainsi, à la date de la décision en litige, il existait à Rodez cinq médecins spécialisés en chirurgie orthopédique dont l'un n'exerçait qu'une activité de consultation et était en fin d'activité.


8. Le Conseil national de l'Ordre des médecins soutient que le nombre de médecins relevant de la spécialité considérée était de 2 pour 100 000 habitants dans le « territoire de santé » de Rodez, ce qui démontrerait la faible densité de chirurgiens orthopédistes dans le secteur géographique à prendre en compte. Toutefois, l'article R. 4113-23 du Code de la santé publique ne fait aucune référence au « territoire de santé », alors circonscription de référence pour le schéma d'organisation sanitaire. Le secteur géographique à prendre en considération pour l'application dudit article se définit en fonction de l'accessibilité de la population aux soins de la spécialité considérée, et il ne ressort pas des pièces du dossier que le territoire de santé, qui correspondait, à la date de l'arrêté attaqué, à l'ensemble du département de l'Aveyron où existe, à Millau, un autre centre hospitalier disposant d'un service de chirurgie orthopédique, constituait à cet égard un secteur géographique pertinent. Au demeurant, le ratio de 2 pour 100 000 habitants revendiqué par le Conseil national est calculé sur la base de 3 chirurgiens orthopédistes pour 147 713 habitants alors, d'une part, qu'étaient en activité à Rodez, à la date de l'arrêté attaqué, ainsi qu'il a été dit au point 7, cinq médecins orthopédistes exerçant une activité de consultation, d'autre part, que le chiffre de population indiqué n'est pas celui du territoire de santé. En outre, selon l'étude de l'agence régionale de santé jointe au dossier, la zone à l'intérieur de laquelle le temps de trajet en voiture pour aller à Rodez est le plus court en comparaison avec le temps de trajet pour aller vers d'autres établissements offrant la spécialité de chirurgie orthopédique, appelée « zone de proximité », comportait 106 450 habitants en 2009. Le nombre de médecins susceptibles de donner des consultations dans cette spécialité à la date de la décision attaquée rapporté à cette population s'établissait ainsi, si on prend en compte cinq spécialistes, à 4,7 pour 100 000 habitants, et, si on ne tient pas compte du spécialiste en fin d'activité, à 3,5. Dans ces conditions, le Conseil national de l'Ordre ne justifie pas le bien-fondé de son motif tiré de la faible densité de chirurgiens orthopédistes dans le secteur de Rodez à la suite de la fermeture du service de chirurgie orthopédique de la clinique Saint-Louis.


9. Comme le relèvent le Conseil national de l'Ordre des médecins et la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex, la part des patients originaires de l'Aveyron, et notamment du secteur de Rodez, pris en charge pour des actes de chirurgie orthopédique par des établissements de santé situés en dehors de l'Aveyron, notamment à Toulouse et à Albi, est significative. Toutefois, il ne ressort pas des pièces du dossier que cette situation soit imputable à une insuffisance de l'offre de soins, à Rodez, dans la spécialité considérée, à la date de l'autorisation. En particulier, le centre hospitalier de Rodez relevait en première instance, sans être contesté, que les délais dans lesquels les patients obtenaient des rendez-vous pour des consultations dans la spécialité au centre hospitalier étaient très raisonnables, et il n'apparaît pas, au vu notamment des données fournies par l'étude de l'ARS déjà citée, que le « taux de fuite » des patients vers des établissements situés hors de l'Aveyron se soit aggravé à la suite de la fermeture du service de chirurgie orthopédique de la clinique Saint-Louis.


10. Il est exact, en revanche, qu'aucun des chirurgiens orthopédistes en exercice à Rodez avant la délivrance de l'autorisation litigieuse n'était compétent en ce qui concerne la chirurgie du rachis et que le site distinct de la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex était à cet égard en mesure de pallier une insuffisance de l'offre de soins. Toutefois, la chirurgie orthopédique du rachis ne représente qu'une part réduite des actes de chirurgie orthopédique comparée à la chirurgie portant sur les membres supérieurs et les membres inférieurs, et un seul des chirurgiens orthopédistes de la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex est spécialisé dans le rachis. Dès lors, la création d'un site distinct visant à assurer des consultations relatives à l'ensemble de la spécialité « chirurgie orthopédique » ne saurait être justifiée par l'insuffisance de l'offre de soins dans la sous-spécialité dont il s'agit.


11. De tout ce qui précède, il résulte qu'il ne ressort pas des pièces du dossier qu'à la date de la décision litigieuse, il existait une insuffisance de l'offre de soins préjudiciable aux besoins des patients susceptible de justifier l'autorisation délivrée le 7 février 2013 à la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex en vue d'exercer en site distinct à Rodez pour une activité de consultations en chirurgie orthopédique. Dès lors, le Conseil national de l'Ordre des médecins et la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulouse a annulé cette autorisation.


Sur la requête n° 16BX01808 :


12. La cour statuant par le présent arrêt sur les conclusions à fin d'annulation du jugement du tribunal administratif de Toulouse du 31 mars 2016, les conclusions de la requête n° 16BX01808 tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution du même jugement sont devenues sans objet.


Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative :


13. Le centre hospitalier de Rodez, qui n'est pas la partie perdante, ne saurait être condamné au profit du Conseil national de l'Ordre des médecins et de la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative. En revanche, dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge du Conseil national de l'Ordre des médecins et de la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex le versement au centre hospitalier de Rodez de la somme de 1 500 euros chacun au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.


DÉCIDE :


Article 1er : Les requêtes n° 16BX01805 et 16BX01807 sont rejetées.


Article 2 : Il n'y a pas lieu de statuer sur la requête n° 16BX01808.


Article 3 : Le Conseil national de l'Ordre des médecins et la SEL des docteurs Julia-Renaud-Chaumeil-Bex verseront chacun la somme de 1 500 euros au centre hospitalier de Rodez au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.


CAA Bordeaux, Conseil national de l'Ordre des médecins c/ CH de Rodez, 20 décembre 2016, n° 16BX01805, 16BX01807 et 16BX01808



II – COMMENTAIRE


La mise en œuvre de la tarification à l'activité (T2A) en 2004 a rendu très vigilantes les administrations hospitalières sur l'état de la concurrence dans leur zone géographique de desserte. Une concurrence larvée mais fort aiguisée s'exerce entre structures hospitalières publiques (c'est ainsi que certains services de « petits » établissements périclitent) et cliniques privées. Ce qui est nouveau, et cela se constate avec cette décision de la cour administrative d'appel de Bordeaux, c'est la concurrence apportée par l'ouverture de cabinets secondaires, voire tertiaires, libéraux à proximité du centre hospitalier concerné. Les hôpitaux considèrent que ces consultations de médecins libéraux vont drainer une clientèle vers les cliniques privées, qui leur aurait été destinée.


Selon le Code de déontologie médicale, le conseil de l'Ordre départemental, voire national, des médecins accorde l'ouverture d'un cabinet secondaire lorsqu'il y a une carence ou une insuffisance de l'offre de soins préjudiciable aux besoins des patients ou à la permanence des soins (article R. 4113-23 du Code de la santé publique).


Dans l'espèce, des médecins réunis en SEL ont obtenu du Conseil national de l'Ordre des médecins le droit d'ouvrir une consultation pré et postopératoire sur le site de la ville de Rodez en argumentant la fermeture d'une activité d'orthopédie dans une clinique privée sise sur cette commune. Les juges vont annuler cette décision de l'Ordre national des médecins pour le motif qu'il n'existait pas une offre insuffisante des services en orthopédie dans la zone géographique concernée.


Ainsi les juges :


1. Admettent que l'offre de soins s'examine par spécialité ou activité et par zone géographique déterminée par l'ARS selon des critères d'objectifs quantifiés déterminés pour accroître le plein-emploi des structures existantes. Cet examen est commun à toutes les structures d'offres de soins réunies.


2. Le lieu d'exercice de la spécialité est trop lointain (70 km) pour entrer dans la zone géographique de Rodez et dans ce sens, les juges observent avec pertinence la notion de zone d'attractivité en considérant les chiffres de fuite fournis par l'ARS.