Toute demande d’interprétation d’un logiciel relève du Code de la propriété intellectuelle et en conséquence appartient au domaine du juge judiciaire

  • Cour administrative d'appel Nancy 08/12/2016 - Requête(s) : 15NC01978

I – Le texte de l'arrêt


1. Considérant que le centre hospitalier universitaire de Nancy (le CHU) demande à la cour d'annuler le jugement du 16 juillet 2015 par lequel le tribunal administratif de Nancy a rejeté le recours en interprétation dont il était saisi comme porté devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître ;


2. Considérant qu'aux termes de l'article 3 de l'annexe A au cahier des clauses administratives et techniques particulières du marché public portant fourniture de licences et prestations de maintenance afférentes aux progiciels BusinessObjects : « LICENCE PROCESSEUR OU CPU – si le logiciel est concédé dans le cadre d'une licence Processeur ou CPU, le nombre total d'unités centrales physiques (les processeurs ou les CPUs) exécutant tout composant du logiciel (à l'exception du connecteur Web, du SDK, de l'assistant de publication Crystal et des visualisateurs d'états) ne doit pas excéder le nombre de processeurs ou de CPU sous licence. Un processeur multi-cœurs avec N processeurs dans une même puce sera considéré comme équivalent à N processeurs ou CPUs » ; 


3. Considérant qu'aux termes de l'article L. 331-1 du Code de la propriété intellectuelle : « Les actions civiles et les demandes relatives à la propriété littéraire et artistique sont exclusivement portées devant des tribunaux de grande instance, déterminés par voie réglementaire » ; 


4. Considérant que le recours direct en interprétation présenté par le centre hospitalier porte sur un marché public de fournitures de licences et de prestations de maintenance relatives à des progiciels conclu avec la société BusinessObjects SA, devenue la société SAP France ; que ce contrat, passé en application du Code des marchés publics, a donc le caractère d'un contrat administratif dont l'interprétation relèverait par principe de la compétence du juge administratif ; que, toutefois, la demande d'interprétation présentée par le CHU porte plus particulièrement sur la clause figurant à l'article 3 de l'annexe A au cahier des clauses administratives et techniques particulières, relative à l'étendue des droits de propriété de la société SAP France ; que cette demande d'interprétation constitue une demande relative à la propriété littéraire et artistique au sens des dispositions précitées de l'article L. 331-1 du Code de la propriété intellectuelle et relève par conséquent du juge judiciaire ;


5. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que le CHU de Nancy n'est pas fondé à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nancy a rejeté sa demande ;


Sur les conclusions reconventionnelles de la société SAP France :


6. Considérant que la seule circonstance que la requête du CHU ait été portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître ne suffit pas à conférer un caractère abusif à cette requête ; que, par voie de conséquence, les conclusions de la société SAP France tendant à ce que le CHU soit condamné à lui verser la somme de 10 000 euros en réparation du préjudice que lui aurait causé le caractère abusif de sa requête, doivent être rejetées ;


Sur les dépens :


7. Considérant que la présente instance n'a généré aucun dépens ; que les conclusions tendant à ce que soit mis à la charge de la société SAP France les dépens sont par suite rejetées ;


Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative :


8. Considérant que les dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de la société SAP France, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que le CHU de Nancy demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ; que, par ailleurs, il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du CHU de Nancy le versement de la somme que la société SAP France demande sur le fondement des mêmes dispositions ;


DÉCIDE :


Article 1er : La requête présentée par le CHU de Nancy est rejetée.


Article 2 : Les conclusions indemnitaires présentées par la société SAP France ainsi que celles tendant à l'application de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative sont rejetées.


Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au centre hospitalier universitaire de Nancy et à la société SAP France.


CAA Nancy, CHU de Nancy, 8 décembre 2016, n° 15NC01978



II – COMMENTAIRE


La summa divisio entre justice civile et justice administrative est en train d'être sérieusement battue en brèche.


Hier, tout ce qui mettait en cause une personne publique relevait de la justice administrative hormis la voie de fait et l'emprise qui permettaient l'intrusion du juge judiciaire pour des faits graves survenus sur des personnes privées dans l'action de personnes publiques empiétant alors le respect intangible de la liberté et de la propriété privée. De nos jours, le juge judiciaire intervient sur les questions relevant des CHSCT dont le fonctionnement et les prérogatives sont codifiés dans le Code du travail. Désormais, le juge judiciaire va intervenir de plus en plus pour connaître des conflits apparus dans l'interprétation des logiciels parce qu'ils relèvent du Code de la propriété intellectuelle appartenant alors au domaine du juge judiciaire.


Quel est le sens de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nancy du 8 décembre 2016 ? L'affaire est née de l'application de licences de logiciels fournis par une société qui conteste le « bidouillage » de ses produits par le CHU de Nancy pour recourir à ce qu'on appelle, dans le jargon informatique, la virtualisation amenant la contrefaçon de ces logiciels. Il est évident que le risque de contrefaçon de logiciel s'apparente au plagiat des œuvres intellectuelles. Dès lors, quel est le juge idoine pour régler un conflit de cette nature ? Comme il s'agit – nul ne le conteste – d'un marché public de prestations intellectuelles, ce devrait être le juge administratif, juge naturel des contrats administratifs, qui aurait dû être saisi. Mais comme il s'agit d'une question d'interprétation de prestation intellectuelle, le Code de la propriété intellectuelle s'applique et le juge judiciaire s'impose !


Ce raisonnement peut tenir ; mais on aimerait que le Conseil d'État, voire en dernier ressort le Tribunal des conflits saisi par le CHU ou le Conseil d'État lui-même, donne son interprétation sur cette application du droit.