La responsabilité de l’État peut être engagée sans faute lorsque le maintien de la mesure de suspension du PH, pendant 8 ans, a entraîné, du fait de l’arrêt de la pratique opératoire, une diminution difficilement remédiable de ses compétences chirurgicales

  • Conseil d'État M. F... et autres 08/06/2017 - Requête(s) : 390424

I – LE TEXTE DE L'ARRÊT

1. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. F..., chirurgien des hôpitaux, a été recruté, le 1er avril 1989, par le centre hospitalier de Châteaudun en qualité de praticien hospitalier à plein temps ; qu'à la suite d'une inspection diligentée par l'agence régionale d'hospitalisation, le ministre de l'emploi et de la solidarité, par une décision du 6 avril 2000, l'a suspendu de ses fonctions et a engagé une procédure disciplinaire ; que, le 19 avril 2000, le procureur de la République a mis en examen M. F... des chefs d'homicide involontaire, blessures involontaires et non-assistance à personne en danger ; que la mesure de suspension a été prolongée, par une décision du 29 septembre 2000, pour la durée de la procédure pénale ; que, par un arrêt du 13 mai 2008 devenu définitif, la cour d'appel de Versailles a relaxé M. F... de tous les chefs de poursuite ; que, par un arrêté du 2 juin 2008, la directrice du centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière (CNG) a abrogé les décisions des 6 avril et 29 septembre 2000 et réintégré l'intéressé dans ses fonctions ; que, par un arrêté du 2 décembre 2009, elle l'a placé en position de recherche d'affectation à compter du 1er janvier 2010 pour une durée de deux ans ; que, par un arrêté du 3 janvier 2012, elle l'a réintégré en surnombre au sein du centre hospitalier de Châteaudun à compter du 1er janvier 2012 ;

2. Considérant que M. et Mme F... et leurs enfants ont recherché la responsabilité de l'État au titre des préjudices subis du fait, d'une part, de la suspension de M. F..., maintenue à titre conservatoire pendant huit ans, et, d'autre part, de l'absence prolongée d'affectation de l'intéressé sur un emploi correspondant à son grade ; que, par un jugement du 7 avril 2014, le tribunal administratif de Paris a écarté toute faute au titre de la mesure de suspension et rejeté les conclusions dirigées contre l'État ; qu'estimant que le CNG avait, à partir du 1er janvier 2011, commis une faute engageant sa responsabilité en ne mettant pas en œuvre les moyens nécessaires pour permettre à l'intéressé de retrouver une activité professionnelle, il a, en revanche, mis à la charge de cet établissement public le versement d'une somme de 21 000 euros à M. et Mme F... et de 1 000 euros à chacun de leurs enfants majeurs ; que les intéressés se pourvoient en cassation contre l'arrêt du 23 mars 2015 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel qu'ils avaient formé contre ce jugement ;

3. Considérant que le moyen tiré de ce que le rejet des conclusions tendant à l'indemnisation des pertes de revenus subies par les consorts F... méconnaîtrait l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales est nouveau en cassation et, par suite, inopérant ;

Sur la responsabilité de l'État au titre de la suspension de M. F... :

4. Considérant qu'aux termes de l'article 69 du décret du 24 février 1984 portant statut des praticiens hospitaliers, dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision de suspension contestée : « Dans l'intérêt du service, le praticien qui fait l'objet d'une procédure disciplinaire peut être immédiatement suspendu par le ministre chargé de la Santé pour une durée maximum de 6 mois. Toutefois, lorsque l'intéressé fait l'objet de poursuites pénales, la suspension peut être prolongée pendant toute la durée de la procédure » ; que l'arrêt attaqué juge que les décisions par lesquelles le ministre de l'emploi et de la solidarité a, d'une part, suspendu M. F... en raison de la vraisemblance et de la gravité des faits énoncés dans le rapport d'inspection en 2000 et, d'autre part, prolongé cette suspension en raison des poursuites pénales engagées ne sont pas entachées d'illégalité et ne revêtent, dès lors, pas le caractère de fautes engageant la responsabilité de l'État ; qu'en retenant que, compte tenu de la gravité des faits fondant les poursuites, l'administration n'avait pas commis de faute en maintenant la mesure de suspension pendant toute la durée de la procédure pénale, sans donner suite à la procédure disciplinaire qu'elle avait engagée, la cour n'a pas commis d'erreur de droit ;

5. Considérant, toutefois, que les requérants reprochent également à la cour d'avoir commis une erreur de droit et une erreur de qualification juridique en ne relevant pas d'office que la responsabilité de l'État était engagée, en l'absence même de toute faute de sa part, au titre d'une rupture d'égalité devant les charges publiques ;  

6. Considérant que la responsabilité de la puissance publique peut se trouver engagée, même sans faute, sur le fondement du principe d'égalité des citoyens devant les charges publiques, lorsqu'une mesure légalement prise a pour effet d'entraîner, au détriment d'une personne physique ou morale, un préjudice grave et spécial, qui ne peut être regardé comme une charge lui incombant normalement ; que lorsqu'il ressort des pièces du dossier que les conditions en sont réunies, il appartient au juge administratif de soulever d'office, après en avoir informé les parties, le moyen tiré de l'existence d'une responsabilité sans faute de l'État ;

7. Considérant que si M. F..., dont le traitement de base a été maintenu pendant sa suspension, s'est prévalu devant les juges du fond de la perte des rémunérations qu'il tirait des gardes et astreintes et de l'activité libérale qu'il exerçait au sein de l'hôpital, un tel préjudice n'était pas de nature à engager la responsabilité sans faute de l'État ; qu'en revanche, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le maintien de la mesure pendant une durée de huit ans, alors que l'intéressé n'avait pas fait l'objet d'une mesure de contrôle judiciaire lui interdisant d'exercer sa profession, a entraîné, du fait de l'arrêt de la pratique opératoire, une diminution difficilement remédiable de ses compétences chirurgicales, compromettant ainsi la possibilité pour lui de reprendre un exercice professionnel en qualité de chirurgien ; que ce préjudice grave, qui a revêtu un caractère spécial, ne peut être regardé, alors que M. F... a été relaxé des poursuites pénales qui avaient motivé la suspension et n'a pas fait l'objet d'une sanction disciplinaire, comme une charge qui lui incombait normalement ; que, dans ces conditions, la cour administrative d'appel n'a pu, sans entacher son arrêt d'une erreur de droit ou de qualification juridique, s'abstenir de relever d'office le moyen tiré de ce que la responsabilité sans faute de l'État était engagée à l'égard des consorts F... ; que son arrêt doit, dès lors, être annulé en tant qu'il rejette les conclusions indemnitaires dirigées contre l'État au titre du maintien pendant huit ans de la mesure de suspension ;

Sur l'indemnisation des pertes de revenus qui résulteraient de la faute commise par le CNG :

8. Considérant que le jugement du 7 avril 2014 du tribunal administratif de Paris retenait que le CNG avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité en s'abstenant d'entreprendre, à compter du 1er janvier 2011, toutes les actions et démarches requises pour permettre à M. F..., soit de retrouver une affectation dans un établissement public de santé, soit d'accéder à un autre emploi du secteur public ou du secteur privé ; que, pour rejeter les conclusions des consorts F... tendant à l'augmentation des sommes que le tribunal leur avait allouées à ce titre, la cour administrative d'appel a notamment estimé qu'il ne résultait pas de l'instruction que la faute du CNG aurait eu pour conséquence directe la perte de la rémunération que M. F... aurait pu tirer de l'accomplissement gardes et d'astreinte ou de l'exercice d'une activité libérale ; qu'en se prononçant ainsi, la cour a implicitement mais nécessairement estimé, dans le cadre d'une appréciation souveraine des faits de l'espèce, exempte de dénaturation, que l'intéressé n'avait pas été privé d'une chance sérieuse d'être affecté sur un poste lui ouvrant le droit ou la faculté de percevoir ces rémunérations ; que, par suite, le moyen tiré de ce qu'elle aurait omis de s'interroger sur l'existence d'une telle perte de chance sérieuse doit être écarté ;

9. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris ne doit être annulé qu'en tant qu'il rejette les conclusions dirigées contre l'État au titre de la responsabilité sans faute résultant de la suspension de M. F... pendant huit ans ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'État le versement aux requérants de la somme globale de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative ;

DÉCIDE :

Article 1er : L'arrêt du 23 mars 2015 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé en tant qu'il rejette les conclusions des consorts F... dirigées contre l'État au titre du maintien de la mesure de suspension de M. F... pendant huit ans.

Article 2 : L'affaire est renvoyée, dans la mesure de la cassation prononcée à l'article précédent, à la cour administrative d'appel de Paris.

Article 3 : L'État versera à M. G...F…, Mme D...F…, M. B...F…, M. E...F…, Mme C...F… et Mme A…F… une somme globale de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi est rejeté.

Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. G...F…, Mme D...F…, M. B...F…, M. E...F…, Mme C...F…, Mme A…F…, au centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière et à la ministre des Solidarités et de la Svanté.

CE, M. F...et autres, 8 juin 2017, n° 390424

II – COMMENTAIRE

Cette décision illustre les effets d'une suspension prolongée (plus de 8 ans !) au regard de la responsabilité de l'État.

Les faits sont plutôt simples : un PH est suspendu de ses fonctions en 2000 et maintenu dans cette position en raison d'une instance pénale qui aboutira à sa relaxe huit ans après le début de la suspension.

Comme le praticien dépend statutairement du centre national de gestion, sa directrice le réintègre dans ses fonctions puis, en 2009, le place en position de recherche d'affectation à compter du 1er janvier 2010 pour une durée de 2 ans, aux termes de laquelle il est réintégré en surnombre dans son établissement.

Considérant que cette durée lui a causé plusieurs préjudices, le praticien se tourne vers la justice pour rechercher la responsabilité de l'État du fait, d'une part, de sa suspension, maintenue à titre conservatoire pendant 8 ans, et, d'autre part, de l'absence prolongée d'affectation sur un emploi correspondant à son grade.

Le Conseil d'État tranche finalement le litige le 8 juin 2017 et retient que :

  • compte tenu de la gravité des faits fondant les poursuites, l'administration n'avait pas commis de faute en maintenant la mesure de suspension pendant toute la durée de la procédure pénale, sans donner suite à la procédure disciplinaire qu'elle avait engagée et la cour administrative d'appel avait sur ce point bien raisonné ;
  • mais, cette décision pouvait constituer une charge anormale pour M. F…, susceptible d'engager la responsabilité sans faute de l'État, quand bien même elle était justifiée et donc, non critiquable. Cet argument n'est pas nouveau et a déjà été retenu par la cour administrative d'appel de Nantes pour un veilleur de nuit (14 mars 2013, n° 11NT03202, FJH n° 053, 2013, p. 259, disponible dans sa version numérique sur www.hopitalex.com), avec une compensation portée à 23 000 euros en appel. En l'espèce, le même raisonnement est appliqué au profit d'un personnel médical. Ce sont les effets de la suspension et partant, de l'absence de pratique professionnelle qui constituent cette charge anormale et le Conseil d'État relève que « le maintien de la mesure pendant une durée de huit ans, alors que l'intéressé n'avait pas fait l'objet d'une mesure de contrôle judiciaire lui interdisant d'exercer sa profession, a entraîné, du fait de l'arrêt de la pratique opératoire, une diminution difficilement remédiable de ses compétences chirurgicales, compromettant ainsi la possibilité pour lui de reprendre un exercice professionnel en qualité de chirurgien ». L'affaire est renvoyée devant la cour administrative d'appel de Paris.

Ainsi, il faut désormais tenir pour acquis que les décisions de suspension, même justifiées, sont susceptibles de constituer une charge anormale pour la personne suspendue, quel que soit son statut (personnel médical ou non médical) lorsque la procédure pénale relaxe ou innocente la personne, ou que ses compétences professionnelles s'en trouvent notablement diminuées sans qu'il soit réellement possible d'y remédier. Dès lors, ce préjudice est susceptible d'être indemnisé, au titre de la responsabilité sans faute.